Club lecture…

… vu par Arlette

Slimani Leïla ♦ Regardez-nous danser

Deux ans après le premier tome du Pays des autres, Leïla Slimani livre aujourd’hui la suite de sa saga familiale et historique, librement inspirée du destin de ses grands-parents.

« Regardez-nous danser », deuxième volume du « Pays des autres », prolonge sa grande fresque intime et politique de l’histoire du Maroc en racontant “les années de plomb” qui ont suivi la fin du protectorat français. Deux décennies d’ouvertures, d’espoirs et de compromissions magnifiquement retracées.

On y retrouve de 1968 à 1972, la famille Belhaj dans un Maroc qui a toujours du mal à trouver sa propre voie, plus de dix ans après la fin du protectorat, pris entre son désir d’émancipation, la rigidité du pouvoir royal et un monde en pleine révolution sociétale. Le Maroc indépendant peine à fonder son identité nouvelle, déchiré entre les archaïsmes et les tentations illusoires de la modernité occidentale, entre l’obsession de l’image et les plaies de la honte : Amine avec sa fierté d’homme et de paysan attaché à sa terre, Mathilde, magnifique, entrant dans la maturité, mère inquiète, épouse compréhensive aimant toujours son beau Amine malgré ses infidélités – Aïcha leur fille, toujours brillante, toujours sauvage qui est partie à Strasbourg faire des études de médecine, qui devient une femme et rencontre l’amour – Selim, l’enfant trop choyé par sa mère et méprisé par son père, qui finit tant bien que mal le lycée et qui rêve d’Amérique mais se perd dans l’inceste avant de se diluer jusqu’à disparaître dans les vapeurs des paradis artificiels hippies – la belle Selma, la sœur d’Amine la renégate qui a bien du mal à élever son enfant au côté de Mourad, le mari qu’Amine lui a imposé – Omar, le frère d’Amine, engagé auprès de nationalistes avant l’indépendance, et qui est désormais au service du pouvoir pour traquer les ennemis du roi,… Mourad et les autres,

On les retrouve en avril 1968. Le Maroc a retrouvé son calme, et son indépendance. A force de travail et de ténacité, Amine a transformé les terres arides héritées de son père en exploitation agricole moderne et prospère. Il appartient désormais à une nouvelle bourgeoisie qui prospère, fait la fête et croit en des lendemains heureux. Le couple se mêle à la bourgeoisie locale, où se côtoient riches Marocains et riches Français restés après l’indépendance.

Quand s’ouvre ce nouveau chapitre, Mathilde observe les tractopelles retourner son jardin. Elle aura bientôt la piscine dont elle rêve. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, Mathilde lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue ». Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme.

Dans ce deuxième volet, Leïla Slimani balaie un nouveau pan de l’histoire du Maroc, qu’elle nous raconte à travers les trajectoires des membres de la famille Belhaj, inspirée par la sienne. Avec subtilité et beaucoup de souffle, la romancière peint les ambiguïtés d’une classe privilégiée marocaine, qui côtoie les Français sur un apparent pied d’égalité, mais où s’exprime toujours, de manière sournoise, le mépris des anciens colons pour ceux qu’ils continuent à appeler (par inadvertance devant les intéressés) les « bicots ».

Une bourgeoisie faisant la fête dans des villas jouxtant les quartiers miséreux d’un pays naviguant à deux vitesses. Un pays enfin, qui dirigé d’une main de fer par le pouvoir royal, peine à trouver sa propre voie après plusieurs décennies de protectorat. Des frémissements se font pourtant sentir, mais l’élan est souvent brisé : insurrections étudiantes réprimées dans le sang, tentatives d’assassinat du roi, que le monarque règle en exécutant les militaires fautifs en public, et en direct à la télévision.

Des échos de la révolution de mai 68 se font néanmoins entendre jusqu’à ce pays aux traditions ancestrales bien ancrées. Un vent de liberté se met à y souffler discrètement, exprimé par la présence de professeurs éclairés, ou plus pittoresquement par l’installation de colonies de hippies dans les rues d’Essaouira ou encore par l’apparition quasi onirique de Roland Barthes au détour d’une ruelle… La romancière dessine la difficile émancipation des femmes dans un pays marqué par le patriarcat, et la lenteur du changement, freiné par des coutumes fortement ancrées et l’autoritarisme du pouvoir royal.

 

L’auteur :

Leïla Slimani, née le 3 octobre 1981 à Rabat au Maroc, d’une mère médecin franco-algérienne et d’un père banquier marocain, est une journaliste et écrivaine franco-marocaine. Elle a la nationalité française et se sent aussi pleinement européenne qu’africaine, loin des débats incertains sur l’identité qui agitent l’Hexagone.

Élève du lycée français Descartes de Rabat, Leïla Slimani grandit dans une famille d’expression française. On parlait français à la maison, si bien qu’elle parle mal l’arabe.

Sa mère, Béatrice-Najat Dhobb Slimani, de mère alsacienne et de père algérien, est médecin ORL, et a été une des premières femmes à intégrer une spécialité médicale au Maroc. Ses parents se sont rencontrés en 1944 pendant la Seconde Guerre mondiale, quand Lakhdar, un spahi algérien, participe à la Libération du village d’Anne, issue de la bourgeoisie alsacienne. Après la guerre, elle s’est installée avec lui au Maroc.

Son père, Othman Slimani, est banquier et un haut fonctionnaire marocain. Il est né à Fès, puis est venu étudier en France avant de retourner au Maroc pour devenir secrétaire d’état dans les années 1970. Il a ensuite dirigé une banque jusqu’à ce qu’un scandale financier lui vaille de tomber en disgrâce. Amoureux de la langue française ayant lui-même fait ses études en France, son père l’éduque, avec ses deux sœurs, dans la langue de Molière.

Après une ascension professionnelle remarquable, celui-ci s’est retrouvé à 61 ans, empêtré dans un scandale de détournement de fonds. À partir de ce moment-là, son monde s’est écroulé. « Ça a été une longue descente aux enfers. Il n’a jamais voulu fuir le Maroc parce qu’il se savait innocent. Il a été incarcéré durant 4 mois alors que j’avais 21 ans», explique l’écrivaine à nos confrères du Monde. Avec un mari enfermé, la mère de Leïla Slimani a dû s’occuper de tout à la maison. « Je lui voue une admiration extraordinaire »,

Il est mort en 2004. Des années après sa disparition, la justice a reconnu ses torts. « ll a été entièrement innocenté, à titre posthume ». « C’était une erreur judiciaire, il avait servi de bouc émissaire. Une « erreur judiciaire » qui a bouleversé la vie de cette famille.

Après son baccalauréat obtenu en 1999, Leïla Slimani a quitté le Maroc à 17 ans, pour entrer en hypokhâgne au lycée Fénelon à Paris, après avoir un temps envisagé de devenir psychiatre.

Son amour pour l’écrivain Stefan Zweg l’a menée à entreprendre à l’âge de 20 ans, un pèlerinage zweigien en Europe de l’Est, à Vienne, Prague et Budapest.

C’est à l’issue de son cursus à Sciences-Po Paris et devenue diplômée de l’Institut des Études Politiques de Paris qu’elle entreprend de vivre par les mots, intégrant en 2008 – année de son mariage avec un banquier parisien – l’équipe de JA, pour lequel elle couvre le Maroc. Cela lui permet de se lier, entre autres, avec l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, qui lui prodigue de précieux conseils.

Elle s’essaie au métier de comédienne (Cours Florent), mais prend très vite conscience qu’elle est une « comédienne médiocre ». Elle décide alors de compléter ses études à ESCP Europe (École supérieure de Commerce) pour se former aux médias. À cette occasion, elle rencontre Christophe Barbier, alors parrain de sa promotion, qui lui propose un stage à L’Express. Finalement, elle est engagée au magazine Jeune Afrique en 2008 et y traite des sujets touchant à l’Afrique du Nord.

Devenue mère en 2011, elle démissionne de la rédaction de Jeune Afrique en 2012, pour se consacrer à l’écriture, tout en restant pigiste pour le journal.

En 2013, son premier manuscrit « La baie de Dakhla : Itinérance enchantée entre mer et désert » est refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles elle l’avait envoyé. Elle entame alors un stage de deux mois à l’atelier de l’écrivain et éditeur Jean-Marie Laclavetine. Elle déclare par la suite : « Sans Jean-Marie, Dans le jardin de l’ogre n’existerait pas »

En 2014, elle s’attelle à l’écriture d’un livre « Dans le jardin de l’ogre », roman parlant sans tabou de la nymphomanie. C’est le deuxième de sa main, mais le premier à être édité par la maison Gallimard, dans sa prestigieuse collection « Blanche ». L’idée de ce roman lui est venue, alors qu’elle s’occupait de son fils en regardant la télévision, alors entièrement occupée par l’affaire DSK. Elle décide de donner vie à un personnage féminin à l’appétit sexuel dément. Ce livre reçoit un succès critique et commercial très prometteur, sinon annonciateur. Le sujet (l’addiction sexuelle féminine) et l’écriture sont remarqués par la critique et l’ouvrage est sélectionné dans les cinq finalistes pour le prix de Flore 2014.

Son deuxième roman, Chanson douce, dédié à son fils, obtient le prix Goncourt 2016

Mais cette réussite ne détourne pas Leïla Slimani de son goût pour l’enquête journalistique, la Franco-Marocaine se préparant à publier en janvier 2017, Sexe et Mensonges, fruit de deux ans d’enquête – un essai rassemblant des entretiens sur la sexualité au Maroc réalisés avec des femmes rencontrées dans son pays natal.

Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, elle apporte son soutien à Emmanuel Macron pour contrer « le déclinisme et la haine » qu’incarne à ses yeux Marine Le Pen, mais aussi « par adhésion », car « la jeunesse, la modernité d’Emmanuel Macron – également fervent défenseur de l’égalité des hommes et des femmes – donneront un nouvel élan à la France, qui est actuellement enlisée dans une forme de grand pessimisme », estime l’écrivaine. Il lui aurait même proposé le portefeuille de ministre de la Culture, ce qu’elle ne confirme pas, mais ne dément pas non plus.

En juin 2017, Leïla Slimani reçoit l’Out d’or du « coup de gueule » de l’Association des journalistes LGBT, pour avoir critiqué la pénalisation de l’homosexualité au Maroc et le contrôle du corps des femmes.

Le 6 novembre 2017, elle devient la représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la francophonie, afin de siéger au Conseil permanent de l’Organisation internationale de la francophonie.

Dans une interview à Telquel, elle se confie sur sa double identité nationale : « Je suis née avec la nationalité française et je me suis toujours sentie 100 % française et 100 % marocaine, donc je n’ai jamais eu de problème par rapport à ça. Le regard de l’autre je m’en fiche complètement. Je ne me laisse pas enfermer dans des identités. Ce serait un peu malvenu de ma part de me plaindre alors que c’est beaucoup plus une souffrance pour des gens qui sont nés en France, qui ont des noms maghrébins, et qui sont constamment ramenés à leur identité maghrébine. Pour moi, c’est différent. J’ai une “vraie” double nationalité, une vraie double appartenance. Donc, que les gens me ramènent à mon identité marocaine, eh bien tant mieux, je suis marocaine. »

La sortie en 2017 de son essai Sexe et Mensonges : La Vie sexuelle au Maroc, encensé par l’écrivain Kamel Daoud et remarqué par la critique, déclenche une polémique avec les Indigènes de la République après que Houria Bouteldja, porte-parole de l’association, a qualifié la romancière de « native informant » – anglicisme signifiant littéralement informateur autochtone  – « notion que les études postcoloniales ont forgée pour désigner les personnes de couleur qui, surcompensant un complexe d’infériorité à l’égard des Blancs, imitent ces derniers pour leur plaire et être reconnues par eux », observe Fatiha Boudjahlat. Sur les réseaux sociaux, elle est régulièrement insultée par des racistes et par des islamistes

Elle est la présidente du prix du Livre Inter en 2018 et est membre du jury du Festival du cinéma américain de Deauville 2018.

En 2020, elle publie son nouveau roman Le pays des autres, premier tome d’une trilogie.

Leïla Slimani est mariée depuis 2008 à un banquier avec lequel elle a deux enfants : un garçon Émile, né en 2011 et une fille en 2017.

Œuvre :

  • 2013 : La Baie de Dakhla : Itinérance enchantée entre mer et désert,
  • 2014 : Dans le jardin de l’ogre,
  • 2016 : Chanson douce – Prix Goncourt 2016.
  • 2016 : Le diable est dans les détails
  • 2017 : Sexe et Mensonges : La Vie sexuelle au Maroc
  • 2017 : Paroles d’honneur
  • 2017 : Simone Veil, mon héroïne
  • 2018 : Comment j’écris : Conversation avec Éric Fottorino
  • 2020 : Le Pays des autres – 01 Le pays des autres –
  • 2020 : Regardez-nous danser – 02 Le pays des autres –

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *