Club lecture…

… vu par Arlette

Carrère Emmanuel ♦ D’autres vies que la mienne

d'autres vies que la mienne Témoin de la mort d’une fillette en Indonésie et de celle de sa belle-soeur en France, Emmanuel Carrère raconte dans « D’autres vies que la mienne » comment ces deux drames l’ont métamorphosé.

Ces vies, ce sont celles de Philippe, Jérôme et Delphine, le grand-père et les parents de la petite Juliette, 4 ans, morte au Sri Lanka en décembre 2004, victime de l’énorme et meurtrière vague du tsunami.

Celle aussi d’une autre Juliette, une jeune femme de 30 ans, sœur de la compagne d’Emmanuel Carrère, morte d’un cancer au cours de l’année 2005.

Celles également de Patrice, le mari de Juliette, d’Emilie, de Clara et de Diane, leurs trois petites filles.

Celle encore d’Etienne, qui fut l’ami de Juliette, partageant avec elle un handicap physique lié au cancer – une jambe amputée pour lui, une jambe inerte pour elle –, ainsi qu’une aspiration aiguë à la justice qui les avait fait tous deux entrer dans la magistrature et se vouer à défendre notamment des personnes et des ménages surendettés, en situation de grande précarité sociale et morale.

 

A Emmanuel Carrère, Philippe, le grand-père de la petite Juliette, au lendemain de la noyade de l’enfant, avait dit : « Toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça ? […] Tu devrais. Si je savais écrire, moi, je le ferais. »

Il est dubitatif dans un premier temps, face à cet ouvrage qu’il entreprend presque malgré lui, accaparé bientôt par la rédaction d’un autre livre (Un roman russe, paru en 2006), hanté encore intensément par la figure de Jean-Claude Romand, le mythomane assassin de L’Adversaire (2000), en qui il reconnaît avec trop d’évidence « une part de [lui]-même ».

En dépit de tout cela, le projet de livre fait son chemin dans l’esprit de Carrère, dont le récit laisse en filigrane sentir que les défenses pourtant solidement établies – la crainte du pathos et de l’empathie, de la mise en danger de soi que constitue l’acte de compassion – cèdent peu à peu face à l’intensité des rencontres. Comme si se révélait à lui, tandis qu’il déroule avec une infinie dignité les vies et les épreuves de Juliette, Etienne, Patrice…, le fait que ces vies, qui a priori ne sont pas les siennes, le constituent pourtant bel et bien. Parce que, simplement, l’homme est fait de relations et de liens. Parce qu’à tout homme rien de ce qui est humain ne saurait être indifférent ou étranger.

 

De quoi s’agit-il cette fois ? De deux tragédies.

Noël 2004, Emmanuel Carrère, 47 ans, se trouve au Sri Lanka avec sa compagne et leurs deux garçons, né chacun d’une union précédente. Une famille reconstituée en somme mais qui, en l’occurrence, serait plutôt sur le point de se disloquer, l’auteur envisageant très sérieusement de se séparer d’Hélène. C’était avant la vague, le Tsunami qui dévastera toute l’Asie du sud dont l’endroit où le couple passe ses vacances, dans un hôtel de luxe niché sur une falaise, ce qui lui vaudra la vie sauve. Contrairement aux vacanciers qui avaient préféré le village de pêcheurs plus bas. Au nombre des victimes, Jérôme et Delphine, un couple de Bordelais avec lequel ils avaient sympathisé et dont la petite fille de 4 ans, Juliette, a été emportée par la vague. Les derniers jours du séjour, Hélène les utilisera non seulement à témoigner (elle est journaliste) mais surtout à aider, écouter ceux qui ont tout perdu, sous le regard médusé (jaloux même parfois) de l’auteur-amant.

 

De retour en France, une seconde vague ébranle de nouveau le couple. Du moins, ses très proches. Juliette, la sœur cadette d’Hélène, apprend qu’elle est atteinte d’un cancer qui l’emportera en juin. Mariée, mère de trois petites filles, elle n’a même pas 35 ans. Juge d’instance à Vienne, près de Lyon, elle a un ami, Etienne, juge d’instance comme elle et rescapé d’un cancer qui l’a laissé unijambiste. Ce handicap, un autre point commun que Juliette partage avec lui puisqu’une maladie, quelques années plus tôt, lui a ôté l’usage de ses jambes. C’est Patrice, son mari, qui depuis leur rencontre, la porte, dans tous les sens du terme.

Sans les encouragements voire le soutien d’Etienne, Emmanuel Carrère aurait-il écrit ce livre ?

Quoi qu’il en soit, c’est à la suite d’un entretien de deux heures avec le défenseur acharné des surendettés et autres faibles face aux organismes de crédit (auxquels une bonne partie – et pas la moins intéressante – de l’ouvrage est consacrée) que l’idée germe de recueillir la parole des deux hommes de la vie de Juliette. Lesquels avec Jérôme seront en quelque sorte les « médiateurs » qui vont permettre à l’écrivain de voir clair sur l’amour, le couple et surtout le bonheur à côté duquel, sans ces morts, ces drames et ces deuils, Emmanuel Carrère serait sûrement passé.

C’est du moins ce qu’il suggère voire affirme.

Il se trouve que son couple ne bat plus de l’aile et qu’avec sa compagne, ils ont même eu une petite fille, Jeanne sur laquelle se referme D’autres vies que la mienne.

 

L’auteur :

Emmanuel Carrère est un écrivain, scénariste et réalisateur français né le 9 décembre 1957 à Paris.

Il est le fils de Louis Édouard Carrère et de la soviétologue et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, et le frère de Nathalie Carrère et de Marina Carrère d’Encausse.

Il est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris.

Il commence comme critique de cinéma pour Positif et Télérama.

 Son premier livre, Werner Herzog, paraît en 1982. Son premier roman sort en 1983 chez Flammarion : L’Amie du jaguar. Le suivant, Bravoure, sort un an après chez POL, éditeur à qui il confiera tous ses autres ouvrages par la suite.

 En 2010, il est membre du jury des longs-métrages du Festival de Cannes, présidé par Tim Burton.

 Emmanuel Carrère est le compagnon de la journaliste Hélène Devynck.

 Petit-fils d’immigrés russes, ancien étudiant à Sciences-po, Emmanuel Carrère est d’abord critique de cinéma pour Positif et Télérama avant de publier son premier livre, « Bravoure », en 1984. Il n’abandonne pas le septième art pour autant : il écrit les scénarios de « « , ‘Monsieur Ripois’ et « Denis » dans les années 1990.En 1998, il signe le scénario de « La Classe de neige » (adaptation de son roman éponyme d’ailleurs récompensé du prix Fémina en 1995) dont Claude Miller assure la réalisation.

Fasciné par l’irruption du fantastique dans la réalité, il fait de l’affaire Jean-Claude Romand l’un de ses plus célèbres ouvrages « L’Adversaire » qui sera ensuite adapté au cinéma par Nicole Garcia en 2002.

En 2003, il passe tout naturellement derrière la caméra et réalise « Retour à Kotelnitch », ville russe qui est à la fois le lieu d’une enquête policière et d’une réflexion sur l’identité.

Emmanuel Carrère se lance dans la fiction deux ans plus tard avec « La Moustache », en tant qu’auteur, scénariste et réalisateur. 2007 et ‘Un roman russe’ marquent le retour attendu à la littérature d’un auteur atypique.

« D’autres vies que la mienne », paru en 2009, souligne encore le succès de l’auteur, qui se voit décerner le prix Marie Claire du roman d’émotion, ainsi que le prix des Lecteurs de L’Express et le prix Crésus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *