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… vu par Arlette

Bizot François ♦ Le portail – Prisonnier des Khmers Rouges

le portailIl était une fois, il y a très longtemps, le Cambodge. Un rêve d’or paisible où le train des jours parlait la langue d’une tradition millénaire; un petit peuple de paysans, fin et discret, qu’enveloppait la grande douceur bouddhique de l’Asie. Puis vinrent les ténèbres. On aimerait – un romancier l’écrira peut-être un jour – identifier ce qui fut pour ce pays l’apparition de la première ombre, le commencement d’un autre âge de son histoire.

Cela ne viendra pas de nous autres Européens, gens de l’Occident. Nous n’avons pas vécu ce qui est arrivé au Cambodge, depuis la première intervention américaine de 1965 jusqu’à la chute de Phnom Penh, en 1975, et à ce qui devait suivre. Nous étions trop loin, trop encombrés de notre propre mémoire malheureuse des souvenirs mortifères de Dien Bien Phu et des beaux jours de l’Indochine française. Les années 70, là-dessus, si excitantes qu’elles aient été, ne furent pas, c’est un euphémisme de le rappeler, un modèle de lucidité.       L’Amérique d’alors, si naïvement sûre, comme disait Updike, d’ «être aimée partout où elle allait», on s’en gavait musicalement en la haïssant politiquement. Les bombes de Nixon donnaient son bon droit à l’aveuglement. On voit mieux après, hélas. Cependant, quelques hommes de cette époque furent des témoins attentifs, gardant pour le moment venu ce qu’ils avaient à dire. François Bizot fut l’un d’eux. Ethnologue, membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient, il publie, trente ans plus tard Le Portail, livre étonnant, l’un des plus singuliers de cette rentrée. Homme de science, peu enclin à la prophétie de gazette, à la fois sensible et retenu, Bizot raconte simplement ce qui lui est arrivé en deux épisodes distincts.

Le premier remonte à l’année 1971. François Bizot qui séjourne depuis 1965 dans différents pays de la péninsule indochinoise dont il étudie les monuments et les traditions bouddhiques, est fait, en 1971, à 31 ans, prisonnier des Khmers rouges qui voient en lui un espion de la C.I.A. Il est arrêté en pleine cambrousse par un groupe de maquisards khmers rouges. Enchaîné, il passe trois mois dans un camp de prisonniers dans la touffeur éprouvante de la jungle. Peur, solitude, faim. Il sera leur prisonnier trois mois, au cours desquels son cas est «à l’étude». Est-il ce Français (faisant mine d’ignorer l’anglais) seulement épris de traditions religieuses bouddhistes, ou bien plutôt un agent de la CIA? Au moins a-t-il cette chance que la question se pose.

Face à lui, il y a un interlocuteur : Le chef de ce camp. Un homme jeune qui a étudié les mathématiques, habillé d’une veste noire trop grande pour lui, attentif, précis dans ses questions, une autorité en puissance du «Kampuchéa démocratique»: c’est Douch, de son vrai nom Kang Kek Ieu, un jeune khmer fanatisé de moins de trente ans, aujourd’hui toujours vivant, en prison pour crime contre l’humanité. Chaque jour, il l’interroge. Et ces interrogatoires, parfois, deviendront de véritables conversations, comme celle étonnante de cette nuit de Noël où Douch exprime ses convictions de jeune révolutionnaire épris de justice. Peu à peu convaincu que Bizot n’est pas un suppôt des valets de l’impérialisme – les américains – Douch va, à son tour tenter de persuader ses chefs de l’innocence de Bizot.

François Bizot évoque la relation surréaliste qui se noue entre eux jusqu’au jour de sa libération, Douch, convaincu de son innocence, l’ayant emporté au «finish» sur ses futurs rivaux, qui voulaient l’exécution de l’ethnologue. De l’estime réciproque, même une nuance d’amitié qui se glisse au détour de confidences à la nuit tombée. Comment mieux dire? Douch « y croit ». Il est déjà un tueur. Il a choisi son camp. Il veut bien faire. Un jeune homme qui ne regarde pas à la dépense. Or, ce même Douch, celui qui a libéré Bizot, deviendra quelques années plus tard le chef du tristement célèbre camp de Tuol Sleng, camp d’extermination S21, où furent exécutés des dizaines de milliers de personnes ; il est aujourd’hui rangé parmi les grands bourreaux du vingtième siècle et jugé pour crimes contre l’humanité. C’est atrocement simple à comprendre et l’on ne comprend pas.

Toute la première partie du Portail baigne dans cette irréalité au milieu des poules braillantes et sous le regard épouvanté des autres prisonniers. Pour un peu, on se croirait à la ferme. Un petit méchoui fêtera même la délivrance.

François Bizot, faut-il le dire, fut le seul Occidental relâché par les Khmers rouges avant 1975, date charnière où tout bascule. C’est la seconde partie du livre. Avril 1975, les colonnes de soldats du Kampuchéa, veste noire et casquette verte, quasi des adolescents, pénètrent dans les avenues désertes de Phnom Penh. Bizot est à l’ambassade de France, où se presse déjà une population hétéroclite de réfugiés. Ses compétences linguistiques le désignent, aux côtés du chargé des affaires consulaires, Jean Dyrac, comme l’intermédiaire principal auprès de la nouvelle autorité. En l’occurrence un homme: Nehm, dont Bizot dresse le portrait au vif de l’instant.

 

Pourquoi ce mot de «portail »?

C’était celui de l’ambassade. Repeint par les Khmers rouges d’un vert cellulosique, le portail est aujourd’hui écaillé, «mais l’ancienne couleur grise est encore visible par endroits». Bizot y est revenu comme on pénètre à nouveau à l’intérieur d’un songe abandonné. Oui, sûrement, ce sont les choses qui gardent les secrets, l’écho à jamais dérobé du pas des morts. Et cela constitue un lien mystérieux: «Tant de choses y sont exprimées en un éclair, qui touchent aux racines de la vie, que cela donne à la fois aussi bien envie de pleurer, de mourir et de vivre…»

 

L’auteur :

  François Bizot, né à Nancy en 1940, est un anthropologue français, spécialiste du bouddhisme de la péninsule du sud. Il a vécu la guerre civile au Cambodge, pays dont il étudiait les reliques religieuses au début des années 1970. En particulier, il a été détenu en 1971 dans un camp de rééducation khmer rouge, dont il fut l’unique rescapé. Dans ce camp il a été interrogé par Kang Kek Ieu, plus connu sous le surnom de Douch, qui allait, plus tard, devenir le terrifiant et méthodique bourreau de la prison de Tuol Sleng (S-21), ancienne école située à Phnom Penh.

 De 1962 à 1965, François Bizot suit les cours de l’École des géomètres de Nancy et les séminaires de G. Condominas, J. Filliozat et A. Bareau à l’EPHE.

 Il est employé en 1965 par la Conservation d’Angkor, pour s’occuper de l’atelier de restauration et entreprendre le relevé topographique des monuments extérieurs. Parallèlement à ce travail, il est chargé par J. Filliozat d’étudier sur place le bouddhisme des Khmers.

 Il est recruté comme membre de l’EFEO en 1976. Après son expulsion du Cambodge par les Khmers rouges, qui mettent à sac les implantations de l’École, il est affecté en Thaïlande. Il établit à Chiang Mai le premier centre de l’EFEO dans ce pays. En 1987, il est nommé chargé de conférences, puis directeur d’études en 1994, à l’EPHE, où il crée la chaire de « Bouddhisme d’Asie du Sud-Est ». Il retourne à Phnom Penh en 1989, pour y préparer la réouverture d’un poste de l’École. En 1994, il est affecté à Vientiane, où il prend bientôt en charge le centre de l’EFEO ouvert l’année précédente par François Lagirarde.

 Spécialiste du bouddhisme de la péninsule Indochinoise, il cherche à apporter une réponse à une des premières questions posées par la recherche historique et philologique : l’origine et l’identification des traditions locales. C’est par une longue immersion dans la culture locale et par l’introduction d’une démarche proprement ethnographique dans le champ des études bouddhiques qu’une problématique a pu être posée : pourquoi des communautés bouddhiques affiliées à Ceylan transmettent-elles une doctrine et des règles monastiques contraires à l’orthodoxie cinghalaise ?

 Ses enquêtes de terrain lui permettent de découvrir un important corpus de manuscrits en langues vernaculaires, totalement inédits, directement liés aux pratiques rituelles, auxquelles ils servent de support. Ses liens avec les savants locaux lui donnent des clés de lecture insoupçonnables, grâce auxquelles il va pouvoir traduire les premiers grands textes de cette littérature ésotérique. Élargissant ses enquêtes à la Thaïlande, à la Birmanie et au Laos, il montre la profonde unité religieuse et doctrinale de la tradition d’abord étudiée au Cambodge, qui s’étend aux confins de la péninsule.

 Ses découvertes l’obligent à élaborer une méthode rigoureuse de reconstitution historique et, tout d’abord, à redéfinir la notion d’« école bouddhique » (nikâya). Ce travail met en évidence l’importance de l’ordination et de l’ajustement monastiques comme facteurs d’appartenance et de légitimité. C’est cette relecture des données indochinoises qui lui fournit les « signes » pertinents nécessaires pour remonter le fil de l’histoire.

 L’ensemble de ces travaux a permis de distinguer les écoles d’Asie du Sud-Est de celles de Ceylan, de les rattacher au courant tantrique qui s’est établi dans les derniers siècles du premier millénaire jusqu’en Chine, au Tibet et au Japon, et enfin de montrer que l’indianisation de l’Indochine était intimement liée à l’expansion vers l’Est des doctrines du Vajrayâna.

 Il collabore avec des chercheurs français et étrangers (université de Göttingen et de Fribourg) et avec le CNRS (Centre d’étude de l’écriture et Centre de recherche linguistique sur l’Asie orientale). Il crée les polices des alphabets vernaculaires et les nombreux caractères spéciaux nécessaires pour l’édition des manuscrits sur latanier. Ses tâches administratives sont importantes : conventions de coopération avec les gouvernements, programmes de coopération, organisation de colloques (Thaïlande, Laos, Cambodge). En 1989, il dirige le programme : « Fonds pour l’édition des manuscrits » (FEM) au Cambodge, en Thaïlande et au Laos. Il est entre autres responsable éditorial de la collection Textes bouddhiques du Cambodge / du Laos / de Thaïlande, publiée par l’EFEO. En 1998, il est nommé Membre du conseil national des sciences sociales et humaines.

Il a également vécu de l’intérieur l’évacuation de Phnom Penh par les Khmers rouges (du 17 au 30 avril 1975), en tant qu’interprète des étrangers réfugiés en masse dans l’ambassade de France.

 Il a relaté ces quelques années et ce parcours dans son livre Le Portail, récompensé par le Prix littéraire de l’armée de terre – Erwan Bergot en 2000 et le Prix des Deux Magots en 2001. Son aventure au Cambodge a aussi inspiré un film, « Derrière le portail », de Jean Baronnet (2004).

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