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… vu par Arlette

Carles Emilie ♦ Une soupe aux herbes sauvages

Emilie Carles, 1900-1979, une institutrice comme on en fait plus… D’abord, parce que maintenant, on « forme » des Professeurs des Écoles » et ensuite parce qu’on ferme les écoles de campagne, particulièrement en montagne. Or l’école et la montagne sont les deux centres d’intérêt principaux d’Emilie Carles…

Ajoutons à cela un engagement politique autour des mouvements anarchistes et libertaires, ainsi qu’un combat local contre la traversée de sa chère montagne par une autoroute, pour fignoler le portrait. Née avec le vingtième siècle dans le petit village de Val-des-Prés des Hautes-Alpes, Émilie Carles est la seule, des six enfants de sa famille, à poursuivre des études.

« Une soupe aux herbes sauvages », roman très largement autobiographique d’une petite paysanne devenue institutrice engagée, raconte sa vie durant 77 ans, traversant deux guerres, dans une vallée enclavée des Hautes Alpes.

 Cette vie commence dans le Briançonnais où la petite Émilie naît, avant-dernière d’une famille de paysans qui compte cinq enfants. À quatre ans, elle devient orpheline de mère quand celle-ci meurt foudroyée dans un champ en pleine moisson.

Nous sommes au début du XXème siècle, et la vie est très dure pour les paysans dans ces montagnes. Ils parviennent tout juste à cultiver de quoi se nourrir, ils n’ont que trois mois d’été qui sont une course contre la montre pour pouvoir récolter tout ce dont ils auront besoin pendant les longs mois d’hiver.

L’auteur nous raconte la dureté et la rudesse de ce milieu, hantées par la jalousie, les mesquineries, l’alcoolisme. La vie d’un enfant compte si peu : beaucoup viennent, un peu moins repartent. A 6 ans, elle fait une chute qui aurait dû être mortelle : son père n’appelle pas le médecin, car ça ne se fait pas à l’époque. Elle récupèrera d’elle-même. Plus tard, à l’école, elle devra mener de front ses études – car elle veut être institutrice – avec les travaux des champs. Difficile dans un monde où l’instruction est vue d’un mauvais œil, où lire est une activité de feignant.

Il en fallait alors de la volonté pour travailler aux champs de 5 à 7 heures avant de faire 7 kms pour aller à l’école! Si Emilie a pu poursuivre sa scolarité, elle le doit au démarchage de la directrice. Elles se sont malgré tout heurtées à l’opposition du père, mais aussi des frères et sœurs qui travaillaient déjà à la ferme. On voit ainsi toute l’importance qu’eurent les bourses car si en plus il avait fallu payer!

Puis vient la Grande guerre qui bouleverse la vie du village. Les hommes vaillants s’en vont. Un des frères d’Emilie, un jour de permission, lui ouvre les yeux sur l’horreur de la guerre et l’absurdité du patriotisme. Le monde de la jeune fille s’écroule. Ce frère repart au front et ne reviendra jamais.

Après la guerre, à seize ans, elle quitte la vallée et monte à Paris pour poursuivre ses études afin d’obtenir son diplôme d’institutrice. Là, ses amis anarchistes continueront à la convaincre de l’injustice du monde et que les choses doivent changer. Monde nouveau, idées nouvelles

Forcée d’interrompre ses études et de rentrer au pays pour raisons de santé, elle est institutrice dans des petits hameaux avant de revenir dans son village natal où elle pourra aider son père. Elle cumulera le métier d’enseignante avec les travaux de la ferme.

Elle promène une force tranquille, une santé à toute épreuve, une joie même étonnante. Dans ce monde des campagnes qui ne croit qu’à Dieu et à l’autorité, elle professe féminisme, anarchisme et pacifisme. Comme ses petits-enfants, aujourd’hui. Elle n’accepte aucune fatalité, aucune soumission. Et se bat au nom d’un idéal que rien n’entamera. Elle apprendra à ses élèves la tolérance, le refus de la guerre et la fierté de leurs traditions paysannes…

Plus tard, elle se marie avec Jean Carles, un ouvrier qui parvient à la séduire par sa culture et ses idées politiques. Quelles difficultés pour faire accepter son mariage parce que le futur n’avait pas de biens! C’était un ouvrier plutôt anarchiste, il faudra de la volonté à Emilie pour braver la vindicte familiale.

Toujours, que ce soit pendant son enfance où seul le travail à sa place, ou plus tard quand elle remet en cause ses idées politiques, la figure du père est là. Un père courage qui doit s’en sortir sans femme. On sent qu’il aime ses enfants même si sa dignité – tout le monde se doit d’être digne dans ce milieu – l’empêche de manifester cet amour. Quand il sera vieux, c’est Emilie et son mari qui le soutiendront.

C’est sûrement grâce à l’amour de ce père pour ses enfants qu’elle témoignera d’autant de générosité et d’altruisme dans sa vie, et sans doute aussi grâce à cet amour qu’elle parviendra à faire face aux terribles coups du destin qui la frapperont.

Au long des pages, on suit les péripéties de la fillette, puis de la femme, jusqu’à sa vieillesse et son dernier combat pour sauver sa vallée, avec un grand intérêt. C’est un témoignage passionnant sur la vie d’un petit village de montagne, et sur une âme généreuse.

Elle nous décrit la vie en montagne et la difficulté de cette vie même au plus près des montagnards : trente-deux chapitres comme autant de chroniques…qui traitent du quotidien. La rudesse de la vie paysanne est fort bien décrite, l’attachement à la terre plus qu’aux enfants, les mariages arrangés qui avaient également lieu chez les plus pauvres, pour des questions de patrimoine, l’absence de bonheur, le travail à outrance et la fatalité comme horizon, et, petite lueur d’espoir, les changements lents dans les mentalités des gens.

Le livre est un peu oublié de nos jours. Publié à titre posthume au début des années 80, il a pourtant connu un grand succès. Peut-être parce qu’il sonnait le glas d’un monde qui venait de disparaître pendant les trente glorieuses : la paysannerie.

 

L’auteur :

Émilie Carles, née Émilie Allais le 29 mai 1900 à Val-des-Prés au nord-est de Briançon (Hautes-Alpes) et morte le 29 juillet 1979 (à 79 ans) à Val-des-Prés, est une institutrice et femme de lettres française.

Elle est l’auteur du récit autobiographique Une soupe aux herbes sauvages (1977, deux ans avant sa mort, traduit en plusieurs langues) puis du livre posthume Mes rubans de la Saint-Claude (1982)-  titre en rapport avec l’Église Saint-Claude de Val-des-Prés au hameau du Serre.

Elle a tourné un téléfilm avec Annie Girardot, une sorte de téléfilm autobiographique, où elle joue l’institutrice retraitée. Un film inspiré de sa vie et de son premier livre Une soupe aux herbes sauvages.

Sa vie est une succession de joies, de peines, de travaux, d’efforts pour aider sa famille, protéger son cadre de vie et mener une existence conforme à son idéal libertaire et pacifiste.

Émilie Carles est née dans une famille de petits cultivateurs dans un village montagnard. Elle avait cinq frères et sœurs. L’exploitation de la ferme exigeait beaucoup de travail pour une mince quantité de productions. Sa mère mourut à l’âge de trente-six ans, en travaillant, foudroyée dans un champ lors de l’été 1904. Émilie avait quatre ans. Rapidement ses journées furent remplies doublement : à l’école pour apprendre, à l’étable et dans les champs pour participer aux travaux de la famille.

Elle avait un projet : devenir institutrice. Elle a écrit : « J’aimais aller à l’école, j’aimais l’étude, j’aimais lire, écrire, apprendre. Dès que je suis allée à l’école, je me suis sentie chez moi et c’est là que je me suis épanouie. » Elle fut la seule de la famille à poursuivre des études.

En 1916, elle partit à Paris pour continuer à étudier et acquérir son diplôme d’institutrice. Elle y découvrit le milieu des pacifistes et des anarchistes et fut sensible à leurs idées. Déjà à 14 ans, elle s’était forgée des idées anti­mi­li­ta­ris­tes. Les récits de ses frères, mobilisés sur le front de la guerre 1914-1918 et ses relations durables avec les mouvements anarchistes parisiens l’avait convaincue de l’absurdité des guerres et de la nécessité d’agir pour construire un monde meilleur.

Quelques années plus tard elle fut atteinte de tuberculose et dut revenir vivre à l’air pur de ses chères montagnes. Elle enseigna alors dans différentes écoles et vécut dans des conditions matérielles rudimentaires.

D’abord ins­ti­tu­trice en rem­pla­ce­ment en 1923 aux Gourniers de Réallon, puis à Val des Prés, Émilie devint maî­tresse à l’école mater­nelle des Alberts, puis du Villaré en 1934, puis revient à Val des Prés en 1951 pour être nommée ins­ti­tu­trice titu­laire de l’école.

En 1927, elle rencontra Jean Carles, son futur compagnon de onze ans son aîné. Il était libertaire, pacifiste et libre-penseur. L’accord entre ces deux êtres est total et ils vont se lancer à corps perdu dans le militantisme avec beaucoup de générosité et d’ouverture d’esprit, tout en continuant leur labeur quotidien.

Après la Première Guerre mondiale, Jean avait refusé ses médailles militaires et sa pension d’ancien combattant. Tous deux menèrent une vie militante de combats pour leurs idéaux. Avec lui, elle lutte contre l’injus­tice, la guerre, le racisme, le patriar­cat et la sou­mis­sion des femmes.

En 1936, le gouvernement français du Front populaire créa les premiers congés payés pour les salariés. Dans leur village de Val-des-Prés, Jean et Émilie trans­for­ment la grande ferme fami­liale en auberge-hôtel « Les Arcades », pour accueillir les vacan­ciers du Front Populaire, qui se rem­plit de copains et de copi­nes anar­chis­tes grâce aux peti­tes annon­ces dans les jour­naux, heureux de les faire profiter de la pureté de l’air montagnard et de la beauté de l’environnement. Les discussions étaient passionnées. Mais cette clientèle n’était pas riche : le plus souvent le salaire de l’institutrice servait à équilibrer les comptes.

La guerre de 39/45 vient très vite assombrir ce décor idyllique. Dès le début du conflit, leur fille, Nini, qui jouait dans la rue du village, est écrasée par un camion militaire, au passage d’un convoi. Cette disparition plonge le couple dans une détresse profonde et parfaitement compréhensible.

Jean refu­sant de partir à la Guerre doit se cacher pour éviter d’être fusillé comme déser­teur. Il se réfugie dans un camp de maquisards : il avait appris qu’il était en tête d’une liste d’éventuels otages établie par la Préfecture à la demande des occupants. Mais, en raison de son refus de se servir d’une arme, il ne participe à aucun combat et se charge de la « popote » de ses compagnons. Il quitta le camp volontairement quelques semaines avant la libération sans se douter qu’il échappait de peu à la mort, le camp étant destiné à être rasé par les Allemands deux jours après son départ.

Nouveau problème au moment de la guerre en Algérie : l’un de leur fils est en âge d’être mobilisé et le combat contre le militarisme doit reprendre. En 1962, épuisé par toutes ces luttes, Jean meurt soudainement et Emilie se retrouve seule.

Emilie ne dépose pas le flambeau de la révolte pour autant.  Ce n’est plus l’armée maintenant qui menace directement son cadre de vie, ce sont les promoteurs projetant de faire passer une autoroute en plein milieu de la vallée de la Clarée, voie rapide de Fos-sur-Mer Marseille à Turin (Italie)

Il n’est pas question pour elle de laisser saccager ce milieu naturel exceptionnel dans lequel elle évolue depuis son enfance. Le cycle militant reprend : manifestations, tracts, conférences… Il faut sensibiliser l’opinion publique aux risques que ce projet routier absurde fait courir à la vallée. Trois années de lutte de 1973 à 1976 avant d’obtenir enfin gain de cause. Le 13 août 1974, Émilie Carles était à la tête d’une manifestation à Briançon. Elle avait réussi à y réunir 13 tracteurs et 300 manifestants, venus de leurs villages malgré les heures de travail perdues en pleine saison de fenaison.

  En octobre 1975, une conférence de presse eut lieu à Paris. Ce fut un nouveau succès pour le mouvement. Émilie Carles répondit avec spontanéité et pertinence aux questions des journalistes. Elle expliqua la situation des petits cultivateurs, affirma le devoir absolu de protéger la nature dans cette vallée. Peu à peu, la protestation progressa, fit son chemin dans les milieux concernés.

En 1976, le projet de voie rapide (éventuelle future autoroute) fut abandonné et priorité donnée à la protection des champs, des fermes, à la pureté de l’air, à la beauté de la nature. En juillet 1992, le classement de deux communes de la vallée de la Clarée était acquis : Névache et Val-des-Prés. Deux autres communes de la vallée voisine (vallée de la Guisane) ont aussi été classées : Mônetiers-les-Bains, La Salle-les-Alpes. Dès lors la vallée était protégée contre les projets risquant de la dénaturer gravement.

Plus tardivement c’est le classement en Natura 2000 de l’ensemble de la vallée de la Clarée qui s’est concrétisé dans un document d’objectif « CLARÉE » DH / FR9301999. Pour la vallée de la Guisane, plus artificialisée en raison de la présence de la station de ski de Serre Chevalier, ce n’est qu’une partie de celle-ci qui a pu intégrer le réseau N2000 avec une troisième commune concernée : Saint-Chaffrey.

Le classement de la vallée entraine l’arrêt définitif du chantier prévu. Âgée de 76 ans, Emilie Carles est allée jusqu’à Paris, faire une conférence de presse devant les technocrates et les journalistes. Son éloquence joue pour beaucoup dans la décision finale.

Émilie Carles est décédée dans son village, au milieu des siens qu’elle avait tant aimés et surtout si bien compris. Elle a fait don de son corps à la science.

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