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… vu par Arlette

Ernaux Annie ♦ La place

la placePour son premier livre, en 1974, Annie Ernaux avait préféré ne pas s’exprimer directement en son nom. Dans « Les armoires vides », Annie Ernaux s’appelait donc Denise Lesur.

Cependant, l’écrivain ne cherchait pas à se cacher derrière un personnage de roman. Elle voulait déjà parler de l’itinéraire d’une femme, de la déchirure sociale, à travers une autobiographie qui dépassait l’anecdote personnelle et refusait la complaisance de la fiction.

Le «je» est arrivé avec son quatrième ouvrage, « La place », en 1983. Un livre court, tranchant, pour explorer un univers familier: l’histoire de son père, paysan, ouvrier, patron d’épicerie dans une petite ville de province. Soixante-deux ans de la vie d’un homme en cent quatorze pages, cliniques et intimes à la fois.

Il n’est jamais entré dans un musée, il ne lisait que Paris-Normandie et se servait toujours de son Opinel pour manger. Ouvrier devenu petit commerçant, il espérait que sa fille, grâce aux études, serait mieux que lui.

Cette fille, Annie Ernaux, refuse l’oubli des origines. Elle retrace la vie et la mort de celui qui avait conquis sa petite «place au soleil». Et dévoile aussi la distance, douloureuse, survenue entre elle, étudiante, et ce père aimé qui lui disait : «Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre.»

Le café-épicerie de la Vallée ne rapportait pas plus qu’une paye d’ouvrier. Mon père a dû s’embaucher sur un chantier de construction de la basse Seine. Il travaillait dans l’eau avec des grandes bottes. On n’était pas obligé de savoir nager. Ma mère tenait seule le commerce dans la journée.

Mi-commerçant, mi-ouvrier, des deux bords à la fois, voué donc à la solitude et à la méfiance. Il n’était pas syndiqué. Il avait peur des Croix-de-Feu1 qui défilaient dans L… et des rouges2 qui lui prendraient son fonds. Il gardait ses idées pour lui. Il n’en faut pas dans le commerce.

Ils ont fait leur trou peu à peu, liés à la misère et à peine au-dessus d’elle. Le crédit leur attachait les familles nombreuses ouvrières, les plus démunies. Vivant sur le besoin des autres, mais avec compréhension, refusant rarement de « marquer sur le compte ». Ils se sentaient toutefois le droit de faire la leçon aux imprévoyants ou de menacer l’enfant que sa mère envoyait exprès aux courses à sa place en fin de semaine, sans argent : « Dis à ta mère qu’elle tâche de me payer, sinon je ne la servirai plus. » Ils ne sont plus ici du bord de l’humilié.

Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. Elle ne disait pas comme d’autres femmes « mon mari va me disputer si j’achète ça, si je vais là ». Elle lui faisait la guerre pour qu’il retourne à la messe, où il avait cessé d’aller au régiment, pour qu’il perde ses mauvaises manières (c’est-à-dire de paysan ou d’ouvrier).

Ce livre obtint le prix Renaudot en 1984 et un énorme succès de librairie, transformant l’écrivain élitiste en auteur plébiscité à qui on écrit pour partager.

Plus de vingt ans après, Annie Ernaux poursuit son exploration du récit vrai, son expérience toujours singulière.

En 2005, avec « L’usage de la photo », elle commente, avec son compagnon Marc Marie, quatorze clichés qu’ils ont pris au fil des jours. Ils montrent des vêtements, une chaussure, une perruque, des objets jetés sur le sol dont les amants se sont débarrassés à la hâte pour faire l’amour. Les photos sont commentées, mais une autre histoire se greffe sur cette passion: le cancer du sein dont la narratrice est atteinte. Une fois encore, les mots affirment, choquent, questionnent.

Annie Ernaux n’en finit jamais de s’exposer et de partir de soi pour aller ailleurs, en quête de vérité. 

 

 

L’auteur :

 

Annie Ernaux, née Annie Duchesne le 1er septembre 1940 à Lillebonne, est une écrivaine française, professeure de lettres de profession. Son œuvre littéraire, pour l’essentiel autobiographique, entretient des liens ténus avec la sociologie.

 Annie Ernaux passe son enfance et sa jeunesse à Yvetot, en Normandie.

 Née dans un milieu social modeste, de parents d’abord ouvriers, puis petits commerçants, Annie Ernaux fait ses études à l’université de Rouen. Elle devient successivement institutrice, professeure certifiée, puis agrégée de lettres modernes.

 Au début des années 1970, elle enseigne au collège d’Évire à Annecy, puis à Pontoise, avant d’intégrer le Centre national d’enseignement à distance.

 Elle fait son entrée en littérature en 1974 avec « Les Armoires vides », un roman autobiographique.

 En 1984, elle obtient le prix Renaudot pour un de ses ouvrages à caractère autobiographique « La Place ».

 Le livre « Les Années », vaste fresque qui court de l’après-guerre à nos jours, publiée en 2008, est récompensée par le prix Marguerite Duras 2008, le prix François Mauriac 2008, le prix de langue française 20083 et le prix des lecteurs du Télégramme 20094.

 En 2011, Annie Ernaux publie « L’Autre fille », une lettre adressée à sa sœur, décédée avant sa naissance, ainsi que « L’Atelier noir », qui rassemble différents carnets d’écriture constitués de notes, de plans et de réflexions liées à la rédaction de ses ouvrages. La même année, une anthologie intitulée « Écrire la vie » paraît dans la collection « Quarto ». Elle rassemble la plupart des écrits autobiographiques de l’auteure et propose un cahier d’une centaine de pages, composé de photos et d’extraits du journal intime inédit de l’auteure.

En outre, un prix littéraire dont elle est la « marraine » porte son nom : le Prix Annie Ernaux.

Très tôt dans sa carrière littéraire, Annie Ernaux délaisse la fiction pour se concentrer sur le matériau autobiographique que constitue son enfance dans le café-épicerie parental d’Yvetot. Mêlant expérience historique et expérience individuelle, ses ouvrages dissèquent l’ascension sociale de ses parents (La Place, La Honte), son mariage (La Femme gelée), sa sexualité et ses relations amoureuses (Passion simple, Se perdre), son environnement (Journal du dehors, Le Monde extérieur), son avortement (L’Événement), la maladie d’Alzheimer de sa mère (Je ne suis pas sortie de ma nuit), la mort de sa mère (Une femme) ou encore son cancer du sein (L’Usage de la photo, en collaboration avec Marc Marie).

 

Annie Ernaux revendique une écriture neutre, « sans jugement, sans métaphore, sans comparaison romanesque », et évoque un style « objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés », cherchant ainsi à « rester dans la ligne des faits historiques, du document ». 


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