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… vu par Arlette

Atwood Margaret ♦ C’est le cœur qui lâche en dernier

« C’est le cœur qui lâche en dernier » pose une question dans l’air du temps : serions-nous prêts à sacrifier nos libertés au profit de la sécurité ?

et reprend les questions obsédantes de l’œuvre de Margaret Atwood en imaginant une dystopie carcérale d’autant plus plausible qu’elle naît d’une dérive toute contemporaine -à savoir notre besoin absolu de sécurité au mépris de nos libertés.

 Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Une dystopie peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie. L’auteur entend ainsi mettre en garde le lecteur en montrant les conséquences néfastes d’une idéologie (ou d’une pratique) présente à notre époque.

Depuis son chef-d’œuvre, La Servante écarlate, considéré comme un modèle canonique de dystopie, jusqu’à Maddaddam, la Canadienne n’a eu, en effet, de cesse de mettre en garde les lecteurs : la survie, faite de sacrifices et de compromis, a un prix. Méfions-nous des îlots de paix au milieu du désastre. Qui sait s’ils ne dissimulent une noire réalité ?

La crise économique fait rage. Les pilleurs courent les rues, le chômage bat son plein. On est prêt à vendre du sang de bébé, soi-disant Fontaine de jouvence, pour gagner quelques pièces. Dans cette société post-apocalyptique, un jeune couple d’Américains, Stan et Charmaine ont été touchés de plein fouet par la crise économique qui consume les États-Unis. Comme tant d’autres victimes d’une crise économique sans précédent, ils ont été licenciés puis ont perdu leur maison acquise à crédit. Tous deux survivent grâce aux maigres pourboires que gagne Charmaine dans un bar sordide et se voient contraints de loger dans leur voiture, à la merci de bandes de pillards omniprésentes,…

Aussi, lorsqu’ils découvrent à la télévision une publicité pour une ville, Consilience, vantant le bonheur garanti par un mystérieux programme « Positron », les deux tourtereaux se renseignent vaguement et, à l’idée d’un boulot et d’une maison tranquilles, signent leur adhésion – à vie – sans trop se poser de questions : ils n’ont plus rien à perdre.

Le fameux Programme consiste, pour ses heureux élus, à vivre alternativement un mois dans une jolie maison toute équipée dans la jolie ville de Consilience, et le mois suivant dans la belle prison de la belle ville-jumelle de Positron… ou ils sont également logés et nourris, l’un au poulailler, l’autre à l’hôpital ! Dans les deux cas en exerçant un emploi utile à la communauté. Le bonheur !

Une fois à Consilience/Positron vous ne pourrez jamais sortir, vous vous engagez à vie. Ville totalement close, personne ne peut y entrer. Ed, le plus haut placé de ce projet, dicte chaque geste, chaque loi, chaque attitude. Adieu famille ou amis, Consilience vous offre un mode de vie tellement formidable que vous n’aurez plus besoin de sortir. Pas de voiture dans la ville si ce ne sont celles de la surveillance, mais chacun est pourvu d’un scooter à partager avec son alternant.

Mais le système veut que pendant leur absence, un autre couple s’installe chez eux avant d’être incarcéré à son tour. Etant entendu également que lors de chaque chassé-croisé mensuel, tout est fait pour éviter (en principe) que les uns et les autres rencontrent leurs alternants.

L’expérience « Positron » se fait en circuit fermé : rien ne rentre, rien ne sort, les communications sont interdites, les caméras omniprésentes, des patrouilles de Surveillance sillonnent les rues. Néanmoins, Stan et Charmaine y coulent des jours heureux, quoique monotones.

Le couple vit satisfait, mais sur le plan sexuel, c’est bien trop calme. Charmaine, à l’image années 50 retenues pour leur ville fermée, est bien trop prude et Stan s’ennuie. Ce qui explique sûrement pourquoi il se met dans tous ses états quand il tombe sur un mot « Je suis affamée de toi. » qu’il estime écrit par son alternante et qui va le rendre fou de désir pour celle qui se glisse entre ses draps quand lui n’y est pas.

On glisse alors dans les coulisses du programme « Positron » : trafic d’organes, robots sexuels sophistiqués, fabrication de poupées sexuelles, les « Prostibots », conditionnement cérébral, sosies d’Elvis et de Marilyn, le tout culminant dans une tentative d’évasion des plus improbables. On est jeté sans vergogne dans les affres de la misère humaine.

Avec C’est le cœur qui lâche en dernier, Margaret Atwood nous livre un roman aussi hilarant qu’inquiétant, une implacable satire de nos vices et travers qui nous enferment dans de viles obsessions quand le monde entier est en passe de disparaître. Plus globalement, ce roman dérangeant, à tout le moins interpellant, montre l’exploitation de la peur et de la pauvreté par un capitalisme dont les dérives sont proportionnelles à l’avidité pour la rentabilité et le profit.

Margaret Atwood, visionnaire et reine incontestée de la science-fiction, est régulièrement pressentie pour le Nobel de littérature. En attendant, il ne fait aucun doute qu’on parlera encore longtemps d’elle : en 2015, elle a déposé son manuscrit « Sribble Moon » au projet « bibliothèque du futur ». Ce roman sera publié en… 2114. Alors, nous en aurons le cœur net et saurons enfin si ses prophéties de Cassandre eschatologique sont amenées à se réaliser.

 

L’auteur :

Margaret Eleanor « Peggy » Atwood, née le 18 novembre 1939 à Ottawa, en Ontario, est une romancière, poétesse et critique littéraire canadienne. Elle est l’une des écrivaines canadiennes les plus connues, en particulier pour son roman La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale), publié en français en 1985, qui est adapté au cinéma sous le même titre par Volker Schlöndorff en 1990 et en série télévisée sous le titre The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate en 2017.

Margaret Atwood est la fille de Carl Edmund Atwood, zoologue, et de Maragaret Dorothy Killiam, nutritionniste. Par le métier de son père, Margaret Atwood passe la majeure partie de son enfance, dans une cabane sans électricité, entre les forêts du Nord du Québec, Sault Sainte. Marie, Ottawa et Toronto. Un univers qui imprègne son œuvre, à commencer par Faire surface, son premier roman publié en France, retour à la terre d’une jeune femme en quête de ses origines. Surnommée à ses débuts la « Sagan des neiges » ou l' »Antigone du MLF », à cause de ses univers presque exclusivement féminins, elle est désormais la « Cassandre de Toronto ». Son enfance ressemble aux contes de Grimm qu’elle affectionne.

Elle commence à écrire à 16 ans, puis a enquêté sur une aïeule accusée de sorcellerie au 17ème siècle, avant d’entamer une thèse à Harvard sur les romans gothiques du XIXe siècle.

En 1957, elle débute des études au collège Victoria à l’Université de Toronto. Elle suit notamment les cours de Jay Macpherson et de Northrop Frye. Elle obtient un baccalauréat ès arts en anglais (avec des mineures en philosophie et en français) en 1961.

Après avoir reçu la médaille E. J. Pratt pour son recueil de poème Double Persephone, elle poursuit ses études à Harvard, au Radcliffe College, dans le cadre d’une bourse Woodrow Wilson. Elle est diplômée en 1962 avant de prolonger ses études à l’Université Harvard pendant quatre ans.

Elle enseigne tour à tour à l’Université de Colombie-Britannique (1965), à l’Université Concordia à Montréal (1967-1968), à Université de l’Alberta (1969-1979), à l’Université York à Toronto (1971-1972) et à l’Université de New York.

En 1968, Atwood épouse Jim Polk, mais divorce quelques années plus tard, en 1973. Elle se marie ensuite avec le romancier Graeme Gibson. Elle donne naissance à sa fille Eleanor Jess Atwood Gibson en 1976.

Le prix Arthur C. Clarke lui est décerné en 1987 pour son roman La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale).

Elle remporte le Booker Prize en 2000 pour son roman Le Tueur aveugle (The Blind Assassin), qui n’est publié qu’en 2002 en France.

Lors de l’élection fédérale canadienne de 2008, elle accorde son appui au Bloc québécois, parti prônant la souveraineté du Québec.

En janvier 2009, une polémique éclate à Toronto : son livre La Servante écarlate est accusé par un parent d’élève d’être violent, dépravé et tout à la fois anti-chrétien et anti-islamiste. Cet événement souligne la force de l’écriture d’Atwood qui parvient à perturber les rigoristes dans leurs convictions. L’affaire n’aura pas de suite.

En 2015, elle remet le manuscrit de son livre Scribbler Moon au projet de « bibliothèque du futur » de l’artiste écossaise Katie Paterson, qui sera ainsi publié en 2114. Elle est la première des cent auteurs à participer à ce projet.

Le 14 janvier 2018, elle publie une lettre ouverte dans le journal The Globe and Mail intitulée «Am I a bad feminist?» («Suis-je une mauvaise féministe?»), dans laquelle elle fait une critique du mouvement #Metoo (#moi aussi), en même temps qu’elle diagnostique le système judiciaire inefficace et dépassé. Elle met en garde les féministes d’aujourd’hui face à un possible dérapage menant à l’instauration d’une « justice populaire » qui peut se transformer en « lynchage solidifié culturellement dans lequel le type de justice accessible est jeté par la fenêtre et des pouvoirs extrajudiciaires sont mis en place et maintenus. » Elle prend position en affirmant que « ma position fondamentale est que les femmes sont des êtres humains, avec (…) des comportements saints et démoniaques (…) y compris le crime. » Suite aux critiques de la part de certains observateurs qui considèrent son écrit comme une trahison des valeurs féministes, elle persiste sur Twitter en expliquant son point de vue et en répondant aux critiques, puis en partageant deux autres textes semblables au sien dont celui d’Andrew Sullivan «It’s Time to Resist the Excesses of #Metoo» («Il est temps de résister aux excès de #Moiaussi») où l’auteur compare leur façon d’agir aux méthodes du Maccartisme qui avait mis en place une liste anonyme d’hommes potentiellement dangereux, soupçonnés d’être des communistes, et qui ont détruit plusieurs de leurs carrières.

Une autre collaboratrice du Globe and Mail, Margaret Wente publie quelques jours plus tard une analyse du texte d’Atwood et sa place dans l’histoire du féminisme. Wente n’est pas surprise de sa position car « elle (Atwood) aime brasser la cage » et poursuit en citant plusieurs internautes aux réponses dures et frôlant la vulgarité. Pour Wente, Atwood est classée comme une modérée face au nouveau mouvement #metoo qui est prêt à lyncher tous ceux qui n’y se rangent pas. Pour expliquer la situation, en un mot, elle explique : « Ce qui est arrivé c’est que la Révolution est entrée dans une nouvelle phase. Après avoir vaincu les réactionnaires, les Jacobins envoient les modérés à la guillotine », puisque « la révolution ne concerne pas la justice, mais le changement. » Finalement, Wente admet être « la dernière alliée de Atwood » parce que elle aussi croit que la procédure régulière, aussi frustrante et imparfaite soit-elle, est meilleure que l’alternative. « Je ne pense pas que des listes publiques d’accusations anonymes contre des journalistes médiatiques […] devraient être autorisées à détruire des carrières. » Et pour conclure: « Je suis off, mais avec ma tête bien en place. »

 

Distinctions

  • Ordre du Canada
  • Prix Arthur C. Clarke
  • Prix Booker
  • Prix Princesse des Asturies
  • Grand prix Metropolis bleu, en 2007, pour l’ensemble de son œuvre.
  • Prix Franz-Kafka (de Prague), en 2017.

Œuvre : Son œuvre se compose d’une quinzaine de romans, de nouvelles, de recueils de poèmes et d’essais.

Romans

Trilogie romanesque « Le Dernier Homme »

  1. Le Dernier Homme, Robert Laffont, 2005 (Oryx and Crake, 2003)
  2. Le Temps du déluge, Robert Laffont, 2012 (The Year of the Flood, 2009)
  3. MaddAddam, Robert Laffont, 2014 (MaddAddam, 2013)

Autres romans

  • La Femme comestible, 2008 (The Edible Woman, 1969)
  • Faire surface, 1978 (Surfacing, 1972)
  • Lady Oracle, 1980 (Lady Oracle, 1976)
  • La Vie avant l’homme, 1981 (Life Before Man, 1979) – Publié également sous le titre La Vie devant l’homme aux éditions Quinze en 1981
  • Marquée au corps, 1983 (Bodily Harm, 1981)
  • La Servante écarlate, 1987 (The Handmaid’s Tale, 1985)
  • Œil-de-chat, 1991 (Cat’s Eye, 1988)
  • La Voleuse d’hommes, 1994 (The Robber Bride, 1993)
  • Captive, 1998 (Alias Grace, 1996) – adapté en 2017 sous forme de mini-série de six épisodes par Netflix
  • Le Tueur aveugle, 2000 (The Blind Assassin, 2000)
  • L’Odyssée de Pénélope, 2005 (The Penelopiad, 2005)
  • C’est le cœur qui lâche en dernier, 2017 (The Heart Goes Last, 2015)

Album jeunesse

  • Tout là-haut dans l’arbre, 2010 (Up in the Tree, 1978) – Adaptation par Alain Serres

Recueils de nouvelles

  • Les Danseuses et autres nouvelles, 1986 (Dancing Girls, 1977)
  • Meurtre dans la nuit, 1987 (Murder in the Dark, 1983)
  • L’Œuf de Barbe-Bleue, 1985 (Bluebeard’s Egg, 1983)
  • Through the One-Way Mirror, 1986
  • Mort en lisière, 1996 (Wilderness Tips, 1991)
  • La petite poule vide son cœur, 1996 (Good Bones, 1992) – Réédité sous le titre La Troisième Main aux éditions La Pleine Lune en 2005
  • Good Bones and Simple Murders, 1994
  • Le Fiasco du Labrador, 2009 (The Labrador Fiasco, 1996)
  • The Tent, 2006
  • Moral Disorder, 2006
  • (Stone Mattress, 2014

Recueil de poésie

  • Double Persephone, 1961
  • Le Cercle vicieux, Prise de parole – Du Noroît, 2000 – (The Circle Game, 1964)
  • Expeditions, 1965
  • Speeches for Doctor Frankenstein, 1966
  • The Animals in That Country, 1968
  • Le Journal de Susanna Moodie, Bruno Doucey, 2011 (The Journals of Susanna Moodie, 1970)
  • Procedures for Underground, 1970
  • Politique de pouvoir, L’Hexagone, 1995 ((en) Power Politics, 1971)
  • You Are Happy, 1974
  • Selected Poems, 1976
  • Two-Headed Poems, 1978
  • True Stories, 1981
  • Love songs of a Terminator, 1983
  • Interlunar, 1984
  • Matin dans la maison incendiée, Écrits des Forges, 2004 (Morning in the Burned House, 1996)
  • Eating Fire: Selected Poems, 1965-1995, 1998
  • The Door, 2007

Essais

  • Essai sur la littérature canadienne, Boréal, 1987 – Survival: A Thematic Guide to Canadian Literature, 1972
  • Days of the Rebels 1815-1840, 1977
  • Cibles mouvantes, Boréal, 2006 –Second words: Selected Critical Prose, 1982
  • Strange Things: The Malevolent North in Canadian Literature, 1995
  • Negotiating with the Dead: A Writer on Writing, 2002
  • Cibles mouvantes, Boréal, 2006 – Moving Targets: Writing with Intent, 1982-2004, 2004
  • Writing with Intent: Essays, Reviews, Personal Prose–1983-2005, 2005

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