Club lecture…

… vu par Arlette

Brink André ♦ Au-delà du silence

Au-delà du silenceFigure de la lutte anti-apartheid, André Brink s’attache dans ce livre publié en 2002 à mettre en lumière un pan de l’histoire de la colonisation de l’Afrique australe par l’Allemagne.

Sud-Ouest africain, début du XXème siècle.

Des hommes observent, le sang chauffé par l’alcool et le désir, l’arrivée de bateaux en provenance d’Allemagne. A leur bord, des centaines de femmes engagées aux frais de l’Empire pour fournir aux colons allemands une épouse, et parfois simplement de la chair.

La colonisation de l’Afrique par l’Allemagne, a débuté après la création de l’Empire en 1871, et a pris fin après la Première Guerre mondiale. L’Allemagne s’est établie dans différents zones du continent, notamment en Afrique australe en 1883, sur le territoire de l’actuelle Namibie. L’armée a réprimé avec la plus grande fermeté les soulèvements des populations locales. Le massacre des Hereros, qui a débuté en 1904, peut être considéré comme le premier génocide XXème siècle.

Pour Hanna X, qui n’a pas connu ses parents, comme pour beaucoup de ces femmes, c’est un peu le voyage de la dernière chance. Petite fille sans nom, ayant grandi dans la grisaille de l’orphelinat des Petits-Enfants-de-Jésus de Brême, s’accommodant bon gré mal gré de l’éducation sévère de Frau Agathe, la surveillante à la sangle facile, (on bat constamment les enfants aux petits-Enfants-de-Jésus parce que c’est un établissement chrétien où le mal est défendu), et des tripotages du gros pasteur Ulrich sous prétexte de contrôler ses mauvaises habitudes, elle rêvait à ce qui se cache au-delà du silence, au pays des palmiers qui voient naître le vent.

Les sévices corporels l’endurcissent au fil des ans. Placée dans des familles d’accueil, Hanna sert d’esclave à des bourgeoises sadiques qui tarifent à l’excès les menues erreurs de service, quand leurs maris paient honteusement désirs de voyeurs, caresses rapides et fellations à la sauvette. Adolescente, une professeure va lui transmettre sa passion pour la lecture, trouvant dans celle-ci un moyen d’évasion et un désir de voyager pour voir d’autres horizons, seuls moyens pour elle de transfigurer son quotidien. C’est sûr elle partira loin, très loin, au-delà du silence….

Elle va saisir l’opportunité d’un départ pour la colonie africaine. Ces territoires nouvellement conquis sont peuplés de pionniers et de soldats, mais les femmes y sont trop peu nombreuses. Le Reich y déporte des indésirables, des femmes en marge, pauvres, déclassées et autres bannies.

Fuyant la misère et les mauvais traitements, Hanna embarque à bord du Hans-Woerman qui appareille depuis Hambourg pour rejoindre la Namibie, alors sous occupation allemande au début de l’année 1902. Elle pense trouver en Afrique la matérialisation de ses rêves d’enfant. Plusieurs dizaines de jeunes femmes, sélectionnées tout comme elle sont montées à bord du navire affrété par l’Empire allemand. Sur le bateau, Hanna découvre le bonheur et la jouissance dans les bras d’une jeune veuve, Lotte. Prise de force par un officier, cette dernière se suicide et son corps est livré aux vagues de l’Atlantique. Dans la confusion, l’administration enregistre la mort d’Hanna X. Malgré ses dénégations, elle ne retrouvera jamais son patronyme amputé : elle est désormais Lotte Mehring, éphémère maîtresse aux doigts habiles.

Le bateau vogue de nombreuses semaines en direction de la colonie la plus méridionale, le Sud-Ouest africain (aujourd’hui la Namibie) où l’attendent fébrilement des centaines d’hommes.

Alors que la cargaison de femmes approche du port de Swakopmund, Hanna ne sait pas encore ce qu’il en coûte de défier la gent masculine ivre de désirs inassouvis : C’est un monde livré à la brutalité coloniale et masculine qu’elle va découvrir à ses dépens.

Sur place, ces femmes sont réduites à l’état d’objet sexuel, livrées à la concupiscence et à la violence des colons. Hanna X refuse cette violence : elle décline le mari qui lui est imposé et tente de résister aux tentatives de viol d‘un officier lors d’un trajet en train. Hanna commet l’erreur de mordre au sang le membre que l’officier Herr Hauptmann Heinrich Böhlke la contraint à sucer. En représailles, celui-ci va la laisser en pâture à des soldats qui vont la violer et la mutiler. Violée, défigurée (les soldats lui lacèrent le visage), Hanna refuse pourtant de se soumettre à la loi du plus fort. Ils lui ouvrent la bouche de force, lui placent un morceau de bois entre les dents pour que la langue soit accessible et la coupe. Le sang manque l’étouffer. Et puis ils lui coupent les tétons et excisent les lèvres de son sexe.

À l’arrivée du train, aucun fermier ne voudra de cette femme sans visage, obligée de se dérober à la vue de tous sous un kappie (« bonnet »). Rebut des rebuts, Hanna n’a d’autre solution que d’accepter la réclusion dans le couvent séculaire de Frauenstein, au milieu du désert, duquel personne ne pouvait s’échapper. Il était en effet situé au bord d’une falaise et au seuil du désert. Fuir c’était se condamner à mort. C’est une forteresse où les Allemands enfermaient les femmes rebuts de la colonie, trop vieilles, laides, difformes, dont les colons n’avaient pas voulu. Elles sont malgré tout violées par les troupes de militaires de passage, las de massacrer les Hereros, les Ovambos, les Damaras ou les Namas.

Sachant trop bien ce qui l’attend derrière les murs d’une telle bâtisse, Hanna se laisse tomber de la charrette qui la transporte. Elle est laissée pour morte et abandonnée en plein désert, à l’agonie. Elle est recueillie par une tribu nama et soignée par les vieilles femmes du village qui avec une infinie douceur lui prodiguent des traitements ancestraux et lui apprend des rudiments de survie. Elle apprend leurs chants et leurs légendes ; ils lui enseignent comment vivre dans le désert.

Sa vie passée va lui revenir par une succession de flashbacks : son enfance et sa jeunesse à Brême, en Allemagne, dans l’orphelinat, puis en qualité de domestique dans des familles bourgeoises, où les maîtres de maison profitent également d’elle, en la payant quelquefois ; la traversée en bateau pour atteindre l’Afrique, l’horreur vécue depuis son arrivée sur ce continent.

Une fois rétablie, les membres de la tribu conduisent Hanna au couvent séculaire de Frauenstein. Mais les membres de la tribu se font massacrer par les soldats. La responsable du couvent leur imputant la responsabilité des mutilations de la jeune femme.

Anna retrouve Frauenstein et son cortège d’horreurs : massacre des Namas, concupiscence des militaires, raideur ascétique des sœurs…

Un jour pourtant, Hanna X se réveille. Une fièvre bouillonnante monte dans ses veines quand elle devine qu’une jeune pensionnaire, Katja, est sur le point de subir le même sort qu’elle. Cette fièvre a un nom : la haine.

La jeune femme organise une révolte. Hanna part dans le désert accompagnée de Katja, la jeune femme dont elle a pris la défense. A la tête d’une armée où autochtones et femmes allemandes font cause commune contre le pouvoir des colons, elles entreprennent un voyage au-delà du silence imposé par la violence et l’oppression.

Son objectif un peu flou est d’aller au-delà du silence, au-delà du désert, et de revenir au port où elle a débarquée. Elles trouvent un jeune noir supplicié, Kahapa, qu’elles sauvent d’une mort certaine et qui les rejoint dans leur périple. Il ne craignait personne et l’a tenue dans ses bras. Plus tard, il a été dépecé.

D’autres membres s’agrégeront à leur groupe qui sème la mort dans le désert, pour assurer sa propre survie : Kamma qui dispensait la vie et la mort avec ses potions ; le singe triste T’kamkhab et son épouse qui bouillait intérieurement, jouets de l’armée d’occupation ; Tookwi qui a fait venir la pluie quand ils en ont eu besoin, pluie-vache miséricordieuse, suivie par la furie d’une pluie-taureau ; la femme de la Mort, Koo qui ne trouva jamais les ossements de son enfant et ne laissa même pas les siens derrière elle ; et Gisela au profil crochu, les yeux éteints, se repaissant brièvement de violence, avant que celle-ci ne la dépasse. Ils s’attaquent avec succès à une unité de soldats puis à des fortins de l’armée allemande.

Hanna ressemble à l’héroïne qui a tant marqué son enfance : Jeanne d’Arc. Elle est à la tête de sa petite armée, courageuse, victorieuse, en guerre contre la violence d’une armée qui s’en prend aux noirs et aux femmes, qui les chosifient et les maltraitent.

De nombreux membres du groupe perdent la vie. Seules Hanna et Katja arrivent à Windhoek. Hanna parvient à obtenir un rendez-vous avec l’officier Herr Hauptmann Heinrich Böhlke qui a ordonné son supplice. Elle l’humilie devant la foule mais, croisant le regard d’une petite fille, elle décide de ne pas l’exécuter. Elle a obtenu sa vengeance, sa haine n’a plus lieu d’être.

Orpheline, officiellement inexistante (toutes les archives allemandes la concernant ont disparu pendant la seconde guerre mondiale), déclarée morte par erreur lors de la traversée, bannie par l’Empire, Hanna X est une anonyme, une inconnue qui représente toutes les victimes de la colonisation de cette période.

Le silence, c’est celui du désert, celui de cette femme muette, de cette existence tout à la fois tragique et commune qui aurait dû être oubliée de tous. Par son épopée, grâce à sa vindicte, Hanna rend visible sa condition de femme, expose aux yeux de tous l’outrage accompli sur son corps et sur celui de toutes femmes envoyées dans le Sud-ouest-Africain, mais également contre les peuples autochtones, peuples depuis longtemps oubliés : Herrero, Nama, Hottentos, Ovambo.

En réunissant les éléments épars de l’identité d’une femme au destin hors du commun, « Au-delà du silence » donne la parole aux minorités souvent oubliées de l’Histoire.

Un roman plein de bruit et de fureur, hanté par les images d’un passé peu glorieux. Un captivant plaidoyer en faveur de la liberté

C’est un des romans les plus durs d’André Brink, dont les sujets ne sont pourtant pas des plus amusants. C’est le moins que l’on puisse dire. Certains passages sont magnifiquement écrits. Il s’agit pourtant d’un captivant, terrifiant, plaidoyer pour la liberté, le respect de toute humanité sous toutes ses formes. André Brink parvient à condenser en une existence toute la cruauté d’une époque et la sortir ainsi du silence. L’auteur amène la lecture à réfléchir sur le pouvoir plus qu’abusif, ignoble exercé à cette époque, mais encore de nos jours à des degrés plus ou moins élevés dans toutes les régions du monde, des hommes envers les femmes.

Il est proche par son thème de deux romans célèbres « mille femmes blanches » de Jim Fergus et « Certaines n’avaient jamais vu la mer » de Julie Otsuka.

L’auteur :

André BrinkAndré Brink est un Afrikaner, né en Afrique du Sud le 29 mai 1935 à Vrede – une petite ville qui fut un bref moment la capitale de l’Etat libre d’Orange, pendant la seconde guerre des Boers, et dont le nom en néerlandais comme en afrikaans signifie prophétiquement « paix », dans une famille bourgeoise), descendants de colons boers, néerlandais qui ont pris le pouvoir en 1948 et ont imposé l’apartheid (père magistrat et mère institutrice dans un collège anglophone.

Il a une adolescence privilégiée, dans un village afrikaner reculé, celle d’un garçon ne se posant guère de questions sur l’ordre établi ni sur la politique de Pretoria. Un jeune homme qui avouait même n’avoir jamais connu le nom de la nounou noire qui l’avait porté sur son dos et lui avait appris la langue sotho.

Il effectue la première partie de ses études supérieures (1953-1959) à l’université de Potchefstroom (Afrique du Sud), où il obtient une licence, deux maîtrises (d’afrikaans et d’anglais) et un diplôme d’aptitude à l’enseignement.

Il part pour Paris et s’inscrit à La Sorbonne de 1959 à 196, où il poursuit ses études en littérature comparée. C’est là qu’il rencontre pour la première fois des étudiants noirs, traités sur un pied d’égalité sociale avec les autres étudiants. Il prend alors conscience des effets néfastes de l’apartheid sur ses concitoyens noirs.

Il découvrira alors et adoptera la possible égalité entre blancs et noirs. Un second séjour d’un an de 1967 à 1968, renforcera ses convictions et durcira sa position contre la politique d’apartheid.

Il revient ensuite en Afrique du Sud, où il devient assistant, maître-assistant puis maître de conférences en littératures afrikaans et hollandaise, à l’université Rhodes à Grahamstown.

En 1973, il fut le premier écrivain afrikaneer frappé par la censure en Afrique du Sud, pour son roman éAu plus noir de la nuité, qualifié de roman «pornographique» et qui s’attaquait au tabou absolu des relations sexuelles interraciales, formellement interdites par les lois d’apartheid. Dès ses premières œuvres, au titre parfois provoquant comme Orgie, il s’attire la réprobation des milieux conservateurs sud-africains.

En 1975, il devient docteur ès lettres de l’université Rhodes.

En 1980, il obtient le prix Médicis pour son roman « Une saison sèche et blanche », publié en 1979 et immédiatement interdit en Afrique du Sud. Ce roman raconte l’histoire d’un Sud-Africain blanc qui se lance dans une enquête pour connaître le sort réel de deux amis noirs, un père et un fils morts pour avoir contesté le régime d’apartheid.

De 1980 à 1990, il fut professeur d’anglais à Rhodes, puis en 1985, docteur honoris causa ès lettres de l’université du Witwatersrand à Johannesburg.

Depuis 1991 est professeur d’anglais à l’université du Cap.

En 2009, Brink publie un livre de mémoires intitulé « Mes bifurcations » dans lequel il tire un bilan assez sombre des 15 premières années postapartheid, notant que la liberté chèrement acquise n’a pas exorcisé tous les démons de son pays.

Ami de Nelson Mandela, un infatigable défenseur des droits humains et surtout l’un des plus grands romanciers sud-africains, André Brink est décédé le 6 février 2015, dans un avion entre Amsterdam et Le Cap alors qu’il venait d’être nommé docteur honoris causa de l’Université catholique de Louvain, en Belgique.

Il a écrit indifféremment en Afrikaans et en Anglais de nombreux romans, quelques essais et a traduit des classiques qui lui tenaient à cœur en afrikaans : Saint-Exupéry, Shakespeare, Cervantès, Lewis Carroll, Georges Simenon, Albert Camus et Marguerite Duras.

Ses œuvres traitent le plus souvent de la ségrégation et des diverses attitudes dans un tel environnement, mais, depuis la fin de l’apartheid, la situation actuelle n’est pas sans l’inspirer également. Qu’il se serve d’un contexte historique ou qu’il aborde de nouveaux sujets, ceux qui pensaient que son inspiration ne survivrait pas à ce nouvel environnement politico social se sont trompés.

Plusieurs fois nominé pour le Nobel de Littérature mais jamais primé, il avait reçu plusieurs prix prestigieux dans son pays et à l’étranger, dont le Prix Medicis étranger en 1980 pour Une saison blanche et sèche.

Ses liens avec la France remontaient à ses études à la Sorbonne entre 1959 et 1961, où il avait obtenu un diplôme de littérature comparée. Il avait également reçu la légion d’honneur, en 1983.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *