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… vu par Arlette

Truong Jean-Michel ♦ Reproduction interdite

Reproduction interditeStrasbourg, 25 mars 2037…

Le sida n’est plus qu’un mauvais souvenir. Les gens aisés et prévoyants ne meurent plus du cancer : on prélève les organes nécessaires à leur guérison sur leur clone, reproduction parfaite des individus. Un monde meilleur? Peut-être…

Une émeute suivie d’un incendie éclate à la prison : Norbert Rettinger, le premier juge d’instruction intègre et talentueux chargé de l’enquête, découvre que trois des victimes parmi les détenus ont été condamnées par ses soins dans l’affaire du Boeuf Rouge, pour proxénétisme de clones. Trois jours plus tard, le professeur Hugues Ballin, spécialiste du clonage et prix Nobel de médecine, se suicide dans un hôtel de la ville, obéissant peut-être une dernière fois à sa devise : « if you can dream it, you must do it ».

Pourquoi un biologiste de génie, qui reçut en son temps le prix Nobel pour ses travaux sur la génétique humaine, se suiciderait-il ? Sa mort met en péril les manipulations d’un mystérieux service secret et éveille la curiosité de Norbert Rettinger. Tel un puzzle, les pièces de ce dossier – écoutes téléphoniques, rapports d’expertises, piratage d’ordinateur… – déroulent le fil d’une aventure incomparable puisqu’elle est celle de la vie même. Cette vie sur laquelle une science qui joue à l’apprenti sorcier s’arroge tous les droits.

Secondé par le commissaire de police judiciaire Simonot ainsi que le logiciel hors pair Agatha doté d’un redoutable pouvoir d’investigation des dossiers, Rettinger apprend une série de décès surprenants dans le milieu huppé des élites de la Confédération européenne et conçoit peu à peu que toutes ces affaires sont étroitement liées. Visiblement, la première société mondiale de production de clones tous azimuts fondée par Ballin fait l’objet d’une véritable guerre. Le juge ne sait pas encore que ses activités sont surveillées à tout moment par deux réseaux de services secrets rivaux alors qu’ils sont censés lutter de concert contre le bloc Islamiste : la DGSE de la Confédération et les barbouzes d’un des pays de l’Alliance outre-Atlantique.

Trafics d’influence, dissimulations de preuves, attentats, complots se multiplient sans que le processus en chaîne de la vérité que traque Rettinger ne puisse toutefois être enrayé. C’est que, touchant les travaux liés à l’embryologie humaine, les enjeux relatifs au clonage sont renversants: après l’avènement du tout-robot qui a charmé le XXème siècle (et continue de faire fureur auprès de l’Alliance), c’est désormais l’ère du tout-clone qui répond aux énormes demandes industrielle, médicale et militaire de la société des années 2040. Mais parvenues au sommet des recherches sur la vie, les élites de la Confédération, requins des finances et autres membres du gotha politique, tremblent devant la menace d’une contamination par un virus effroyable, responsable de la grande peste du XXème siècle. Entre pulsions de vie et de mort, érotisme décati et primat de l’euthanasie de masse, un balancier infernal oscille alors. Dont témoignent les relations passées, à la violence ouverte, entre Ballin, sa femme et sa fille, relations sur lesquelles le juge jette toute la lumière.

Froidement, Reproduction interdite se présente sous la forme d’un dossier constitué d’une sommation de rapports d’espions ultra confidentiels (144 au total, qui forment la trame du livre). On ne sait guère d’ailleurs avant le dénouement quelle est la cause la plus juste dans cet imbroglio. De transcriptions d’écoutes téléphoniques en violation de messageries télématiques, l’ensemble se lit comme le rapport d’autopsie d’une société en pleine décadence, ayant oublié l’humanisme de ses premiers fondateurs, obnubilée qu’elle est par la seule puissance économique. Logiciels hautement perfectionnés, messagerie rose, informations délivrées par le super-ordinateur Agatha, tout devient un heureux prétexte chez Jean-Michel Truong pour décrire les avantages mais aussi les limites de la technologie en cette moitié de XXIème siècle. On ne peut qu’adhérer à la précision des informations fournies par l’auteur dans ce roman (édité pour la première fois en 1989 !) et souligner la qualité de son pouvoir d’anticipation.

Par delà l’intrigue et ses nombreux rebondissements mis au jour au fur et à mesure que l’on parcourt les pièces de cet accablant dossier, c’est donc un procès en règle inquiétant que dresse ce techno-thriller : en étant à même de construire des êtres de toutes pièces à partir de ses propres cellules, et de les exploiter sous les pires conditions, l’homme ne perd-il pas le peu d’humanité qui lui reste ? Se croyant Dieu de par son génie technique, ne contribue-t-il pas à l’épanchement de sa propre perversité ? Jean-Michel Truong nous rappelle alors avec opportunité la valeur de certaines représentations philosophiques et éthiques de la place de l’homme dans son
environnement. Saisi par la logique implacable d’une machination ourdie par les plus hautes sommités des nations dominant le monde au XXIème siècle, le lecteur ne peut qu’être mis au pied d’un mur infrangible. Celui qui sépare le citoyen-clone appartenant à une civilisation nihiliste oeuvrant chaque jour davantage à la mort de Dieu d’une part, et l’honnête homme avide de connaissances mais toujours respectueux de son prochain d’autre part.

 

Ce livre a été écrit en 1988, au moment des premiers clonages, ou toute cette histoire pouvait (allègrement?) passer pour un roman de SF. Aujourd’hui le clonage d’animaux est (presque) devenu banal, on parle de réduction du patrimoine génétique et l’on attend avec effroi pour certains, anticipation pour d’autres le premier clonage humain officiel…

 Pourrait-on en arriver là ? Cette question a été posée à Jean-Michel Truong. Et voici ce que l’auteur, qui n’a rien du fantaisiste trop imaginatif, a répondu : « Les manipulations génétiques me font peur car les possibilités de dérapage sont énormes… J’ai écrit un ouvrage d’imagination autour d’éléments non pas hypothétiques, mais possibles. Je l’ai effectivement situé en 2037 pour me donner une marge). C’est beaucoup trop loin ! (Le livre est paru en 1988).

Quand j’ai commencé à écrire, on ne savait pas encore cloner les mammifères. Dix-huit mois après, la réalité m’avait rattrapé : dans le Wisconsin on venait de fabriquer 16 veaux avec un seul embryon. Or, à partir du moment où on sait le faire avec des veaux, on peut le faire avec des hommes. Peut-être plus grave encore : l’idée du « dépeçage » d’un être humain, de son utilisation comme substitut est dans l’air. Des exemples? : En Italie, un couple dont la fille était leucémique s’est dépêchée de faire un petit frère à la malade pour permettre de la sauver par une implantation de moelle du nouveau-né… Aux Etats-Unis, d’autres parents, dans le même cas, sont allés plus loin : ils ont fait appel à plusieurs mères porteuses en même temps après des fécondations in-vitro. Après quelques mois, on a fait avorter les mères porteuses pour prélever sur les fœtus la moelle nécessaire – six ou sept enfants à naître sacrifiés pour en sauver un…

Enfin, il y a quelque temps seulement, j’ai appris que depuis 1981 se trouvent à l’Université de Harvard quatre bocaux de formol contenant quatre fœtus de quatre mois issus d’un même embryon. L’expérience avait été arrêtée à la demande d’un comité d’éthique et l’affaire avait été tenue secrète… La correspondance que j’ai reçue et les contacts que j’ai eus depuis la sortie du livre me le montrent: c’est à travers l’application médicale, la chirurgie, les greffes, le souci humanitaire en quelque sorte que la perversion peut s’installer dans les esprits. Les financiers feront le reste… Il y a dix ans, un professeur anglais voyait déjà comme une perspective magnifique le jour où on pourra se faire fabriquer un jumeau pour servir en cas de besoin … « .

 

L’auteur :

Jean-Michel TruongNé le 16 avril 1950 à Wasselonne, près de Strasbourg en Alsace, d’un père vietnamien et d’une mère alsacienne, Jean-Michel Truong fait des études de psychologie et de philosophie à l’Université Louis Pasteur et l’Université Marc Bloch de Strasbourg.

Ancien enseignant et chercheur à l’Université de Strasbourg, il est cogniticien, expert en intelligence artificielle.

Fondateur, avec Alain Bonnet et Jean-Paul Haton, de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle, il a été consultant en innovation et transfert de technologie, et a enseigné jusqu’en juin 2007 à l’École centrale à Paris.

En 1983, il dépose le mot « cognitique »à l’INPI. Il définit le terme « cognitique » comme « discipline scientifique et pratique technique, branche de l’informatique, qui a pour objet l’acquisition et la représentation formelle des connaissances et des modes de raisonnement, en vue de leur simulation à l’aide d’ordinateurs ». Il décrit le métier de spécialiste de la cognitique pour la première fois en 1988 dans un article du Monde Informatique.

Travaillant en Chine depuis 1991, il conseille des entreprises européennes de haute technologie (télécommunications, aérospatiale) désireuses d’investir dans ce pays. En marge de son activité d’expertise et de conseil, il est romancier et essayiste.

Analyste sans complaisance des technologies du dépassement de l’Homme – biotechnologie, intelligence artificielle, vie artificielle, nanotechnologies… -, il publie en 1988 le premier roman consacré au clonage humain (Reproduction interdite, Orban, Paris, 1988), qui fut qualifié de « premier roman post humain français ».

Théoricien du transhumanisme et du post-humanisme, il a créé la figure du Successeur, qu’il définit comme « cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’Homme comme habitacle de la conscience » (Totalement inhumaine, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris 2001, page 49). Il en a fait le principal personnage d’un roman ayant pour thème le transfert de la conscience de l’Homme à son successeur minéral (Le Successeur de pierre, Denoël, Paris 1999).

Il est à noter que Truong parle de dépassement et non de destruction de l’Homme par son Successeur, lui conférant une place originale dans le courant trans- et post-humaniste.

Critique de l’utilitarisme contemporain, dont il démonte froidement les mécanismes, il en expose l’horreur ultime dans son roman sur le vieillissement des populations (Eternity Express, Albin Michel, Paris, 2003).

Il travaille depuis sur la disparition du type humain et ce qui restera de l’Homme après la généralisation inéluctable de créatures hybrides sous l’effet des technologies du dépassement de l’Homme. Il a exposé le programme de cette recherche dans un court essai ( L’Homme, entre chien et loup, in « De qui demain sera-t-il fait ? », Institut Aspen France, éd. Autrement, Paris, 2008).

Bien que souvent classé comme auteur de science-fiction, il préfère se définir comme « balisticien » : non pas préfigurer l’avenir, mais « évaluer le point d’impact d’un projectile déjà parti. Je parle de choses dont il existe un commencement d’exécution.En marge des querelles sur les genres, Jean-Michel Truong développe une conception personnelle de la littérature, en accord avec sa vision du monde contemporain, où les systèmes prennent le pas sur les personnes, allant jusqu’à revendiquer pour son œuvre le qualificatif d’a-littéraire : «  Selon moi, dans un roman réellement contemporain, l’auteur – donc le style – doit s’effacer totalement.

Le roman – et particulièrement le roman français contemporain – est en effet le seul espace où, malgré Copernic, Darwin et Freud, malgré ce que nous ont enseigné – entre autres – l’éthologie, l’intelligence artificielle et la dynamique des systèmes, l’homme se trouve encore au centre du dispositif, comme un pivot autour duquel tout le reste orbite. »

 

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