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… vu par Arlette

Sepulveda Luis ♦ L’ombre de ce que nous avons été

Il pleut fort sur Santiago au soir du 15 juillet.

Dans cet entrepôt, le garage qu’exploitait jadis sa famille, Lucio Arancibia accueille deux amis d’autrefois, d’avant la dictature qui obligea ces militants à s’exiler. Bien que Lucio n’ait plus la tête aussi solide, à cause des mauvais traitements qu’il a subis, il garde les idées assez claires. Les trois sexagénaires ont repris contact via Internet, se fixant rendez-vous ici. Aujourd’hui doté d’une barbe blanche, Cacho Salinas déteste toujours les poulets, même cuits, tels ceux qu’il doit apporter. Le souvenir tragi-comique d’une désastreuse expérience dans l’élevage de poulets l’a marqué à vie. Il a passé ses années d’exil en Europe, avec sa femme Matilde, qui y vit toujours. Leur ami Lolo Garmendia arrive un peu plus tard. Il est devenu chauve durant son séjour en Roumanie, dans la démocratie surveillée de Nicolae et Elena Ceausescu. Il a finalement réussi à s’enfuir en Yougoslavie, le pays de Tito étant légèrement plus vivable.

Ces hommes, tous trois anciens militants de gauche, condamnés à l’exil par le coup d’État de Pinochet, qui se retrouvent dans un vieux hangar d’un quartier un peu abîmé de Santiago, ont connu les affres de la répression et de la dictature de Pinochet. Entendu, craint, souffert sous les bottes des militaires sud américains, aussi prompts à torturer que leurs collègues contemporains et avec la même bonne conscience. De cette dramatique et glorieuse résistance, il ne leur reste que l’amertume de la défaite incarnée par le retour désespérant dans un Chili aux antipodes du Pays de Cocagne qui nait dans le cœur de ceux qu’on a chassé et qui se sont juré de revenir pour reconstruire. Ils évoquent les souvenirs communs, les actions folles, les morts chéris, autour de quelques poulets industriels, aussi secs et laids que le système qui les fait naitre chaque jour. Ils évoquent leur quotidien de nouveaux chiliens, loin, si loin de ce qu’ils avaient imaginé.

Ils attendent un quatrième homme, le Spécialiste. Un homme qui au cœur de la dictature n’a jamais cédé, ne s’est jamais rendu. Il a tenté le coup, chaque fois qu’il le pouvait. Sans violence, loin des bombes et du sang de l’ennemi versé en sacrifice, cet anarchiste, syndicaliste, gentilhomme a attaqué le système au cœur. Quelques gestes pour aider ceux qui en avaient besoin, pour rappeler que l’union est la base de toute force.

Car il ne s’agit pas d’une simple réunion de nostalgiques d’Allende et du communisme à la Chilienne. Ils vont mener une action concrète.

Mais alors que celui-ci se dirige vers ce rendez-vous, il est tué de façon grotesque, frappé par le destin sous la forme d’un tourne-disque jeté par une fenêtre au cours d’une dispute conjugale.

L’obsession cinéphilique de Coco Aravena, qui préfère louer des films que de payer le loyer, agace terriblement sa compagne Concepción García. Elle regrette amèrement leur vie en Allemagne, loin de ce pays maudit, là où tout lui semblait plus facile. Furieuse, Concepción balance par la fenêtre le vieux tourne-disque de Coco Aravena. Dans sa chute, l’appareil “fut freiné par la tête d’un type qui, disposant de toute la ville pour se déplacer, avait choisi cette rue, cette nuit de pluie et cet instant de fatalité verticale.” Coco Araneva ne peut que constater la mort de cet individu âgé. Comme le défunt porte un revolver, il en déduit que ce peut être un policier. Avec sa compagne, il s’invente un alibi, se laissant quelque peu déborder par son imaginaire d’amateur de cinéma.

Cette affaire va concerner le vieil inspecteur Crespo, contemporain des vieux militants calamiteux et sa jeune adjointe Adelita Bobadilla, trop jeune pour avoir le souvenir des événements tragiques des années 70 et  “fière d’appartenir à la première génération de policiers aux mains propres.”

Quand le duo interroge Concepción sur le prétendu vol du tourne-disque, Coco Aravena est absent. Il compte ramener l’arme de la “victime” à l’adresse dont il dispose. C’est ainsi qu’il débarque à l’entrepôt, retrouvant les trois anciens militants avec lesquels il eût dans le passé de vives tensions. Celui qui devait les aider, le Spécialiste, fut naguère connu sous le nom de l’Ombre, auteur d’héroïques provocations. Cette arme, qu’il possédait de longue date, est elle-même historique. Tandis que Crespo et Adelita tentent de retrouver Coco Araneva, les quatre hommes ne renoncent pas à leur projet…

 

L’histoire officielle et celle racontée par l’écrivain ne coïncident que rarement. Alors pour soigner l’amnésie, Sepulveda prescrit le devoir de mémoire. En donnant la parole à ces héros des luttes et de l’exil, il témoigne d’une période noire de son pays : celle de la dictature de Pinochet qui, si elle a volé la jeunesse d’un peuple, n’est jamais parvenue à l’empêcher de chanter l’avenir. La plume aiguisée et l’argot mordant, l’auteur du ‘Vieux qui lisait des romans d’amour’ règle ses comptes avec la société chilienne et invite à reconsidérer souvenirs et comportements. Ce petit bijou de concision pourrait parfois perdre le lecteur dans un flot de références historiques, s’il n’était pas, à chaque page, rattrapé par cette histoire d’êtres ordinaires dont les frasques et les propos sont un savant mélange de poésie, d’absurdités et d’engagement.

 

L’auteur :

  Luis Sepúlveda est un écrivain chilien né le 4 octobre 1949 à Ovalle, dans le nord du Chili.

 Son premier roman, « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », traduit en trente-cinq langues et adapté au grand écran en 2001, lui a apporté une renommée internationale. Son œuvre, fortement marquée par l’engagement politique et écologique ainsi que par la répression des dictatures des années 70, mêle le goût du voyage et son intérêt pour les peuples premiers.

 Il milite très jeune dans les Jeunesses communistes en 1961. Étudiant, il est emprisonné en 1979 par le régime du général Augusto Pinochet et séjourne deux ans et demi à Temuco, prison pour opposants politiques : « A la fin d’un procès sommaire du tribunal militaire, en temps de guerre, à Temuco en février 1975, au terme duquel je fus accusé de trahison de la patrie, conspiration subversive, et appartenance aux groupes armés, entre autres délits, mon avocat commis d’office (un lieutenant de l’armée chilienne) est sorti de la salle – nous sommes restés dans une salle à côté – et, euphorique, m’a annoncé que ça s’était bien passé pour moi : j’avais échappé à la peine capitale et j’étais condamné seulement à vingt-huit ans de prison. ». J’ai beaucoup appris à Temuco, la prison où l’on enfermait les opposants politiques. Il y avait là-bas près de trois cents professeurs d’université, incarcérés eux aussi, qui nous faisaient partager leur savoir.

 Libéré contre huit ans d’exil en Suède, grâce à l’intervention d’Amnesty International, le jeune homme descend de l’avion à Buenos Aires et entreprend de sillonner le continent. Ce voyage clandestin, jamais vraiment interrompu par la suite, le détache un peu de la « vision unidimensionnelle de l’histoire » professée par l’extrême gauche d’alors. Pas assez, cependant, pour le dégoûter de la lutte, dans un coin du monde où fleurissent les dictatures. Il s’en va donc au Nicaragua, prêter main-forte aux sandinistes dans les rangs de la brigade Simon-Bolivar, mais en revient « déçu qu’une belle révolution ait fini en enfer à cause des infirmités de toujours : le dogmatisme, l’uniformisation et le manque de générosité créative 

 Il séjourne dans divers pays d’Amérique du Sud (Équateur, Pérou, Colombie, Nicaragua). En 1978, il passe un an chez les Indiens Shuars dans le cadre d’un programme de recherche de l’UNESCO.

 Il part ensuite pour Europe et s’installe en 1982 à Hambourg où il passe 14 ans.

 « Les raisons pour lesquelles Luis Sepulveda, né en 1949, est venu se fixer à Hambourg sont plutôt diverses. Parmi elles un goût prononcé pour les romantiques allemands, l’envie de lire Marx et Engels dans le texte, un long séjour en prison qui lui a laissé des loisirs pour apprendre les langues étrangères, ou tout simplement le fait que c’est la section allemande d’Amnesty International qui a réussi à le faire sortir des geôles de Pinochet. Sans elle, il y serait encore puisque, après le putsch de 1973, Sepulveda a été condamné à vingt-huit ans de prison, peine commuée au bout de deux ans et demi en huit ans d’exil.

Sepulveda passe d’abord quelques années en Equateur où il fonde, à Quito, une troupe de théâtre dans le cadre de l’Alliance française, puis au Nicaragua où il s’engage dans la brigade internationale Simon Bolivar, avant de venir s’établir en Europe. 

En 1978, il partage pendant un an la vie des indiens shuars dans le cadre d’un programme d’étude pour l’UNESCO afin d’étudier l’impact de la colonisation sur ce peuple. Cette expérience est à l’origine du roman « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », premier d’une série de best-sellers mondiaux

A partir de 1982, Luis Sepúlveda s’installe en Europe, d’abord à Hambourg en Allemagne et y travaille comme journaliste, voyageant souvent en Amérique latine et en Afrique. Il travaille avec Greenpeace de 1982 à 1987 sur l’un de ses bateaux. Il est coordinateur entre différentes sections de l’organisation.

En 1996, il s’installe dans les Asturies (au nord de l’Espagne) à Gijón à cause de la « tradition de lutte politique instaurée par les mineurs, du sens de la fraternité qui y règne ». Il a fondé et il anime le Salon du livre ibéro-américain de Gijón destiné à promouvoir la rencontre entre les auteurs, les éditeurs et les libraires latino-américains et leurs homologues européens. Il milite à la Fédération internationale des droits de l’homme.

Au talent d’écrivain s’ajoutent ses engagements politiques contre les séquelles laissées en Amérique du Sud par les dictatures militaires, en faveur de l’écologie militante, des peuples premiers. Il milite aussi contre le racisme et la xénophobie en Europe. Il écrit des chroniques régulières dans El País en Espagne et dans divers journaux italiens.

Ecrivain humaniste et écologiste, Luis Sepulveda est traduit en 35 langues et jouit d’une renommée internationale.

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